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Célébrer Noël après des changements familiaux...
Le rituel de la fête de Noël est en pleine mutation. Décès d’un parent, séparation, chicanes forcent souvent les familles à repenser leur façon de célébrer. Pour le meilleur et pour le pire.
de Catherine Dubé de la revue Châtelaine
Photo: Stocksy/Alina Hvostikova
Chaque année, aux premiers jours de décembre, Isabelle éprouve toujours une certaine appréhension. Avec qui passera-t-elle le réveillon de Noël? La Longueuilloise de 45 ans adore cette célébration, la plus familiale de toutes les fêtes du calendrier. Mais depuis plus de 25 ans, elle n’a pas le choix: elle doit la réinventer.Et pour cause. L’un de ses frères vit en France depuis des lustres et vient faire son tour au Québec l’été plutôt qu’à Noël. Son autre frère a coupé les ponts avec la famille depuis 13 ans. Sa mère souffre de la maladie d’Alzheimer. Et bien qu’elle rende visite à son père et à sa conjointe durant les fêtes, cela ne se passe jamais le 24 décembre. « C’est dur, parce que je suis une fille de clan », dit cette organisatrice communautaire.
Au fil des ans, elle a varié les formules: une année, elle est partie seule dans le Sud; une autre, elle a invité cinq amies et sa mère chez elle; il y a trois ans, elle a proposé à une amie française de venir célébrer Noël avec son conjoint et sa mère. Et une année sur deux, lorsque ce dernier a la garde de sa fille, elle prend le chemin de l’Ontario avec eux pour réveillonner avec sa belle-famille.
À travers toutes les façons de fêter qu’elle a imaginées avec les années, Isabelle s’est rendue à l’évidence: c’est lorsqu’elle est entourée de sa mère et d’amis proches que Noël a le plus de sens à ses yeux. « J’ai eu des deuils à faire pour vivre cette période avec sérénité », confie-t-elle en me montrant ses photos de convives souriants, réunis autour d’une bonne table.
Passage obligéSéparation, conflit, décès, déménagement à l’étranger, toutes les familles sont frappées un jour ou l’autre par un bouleversement qui les force à transformer cette célébration. Parfois momentanément, parfois pour toujours.
Comment réinventer un rituel aussi ancré dans les traditions et aussi indissociable de la notion de famille? Et pourquoi est-ce tellement difficile d’accepter qu’il soit parfois nécessaire de le renouveler? « Noël, c’est suspendre sa vie d’adulte et retourner dans des émotions anciennes, celles de sa propre enfance », dit le philosophe français Stéphane Floccari, auteur de Survivre à Noël (éditions Les Belles Lettres), paru l’an dernier. Cette fête, on l’idéalise depuis qu’on est petit. Une fois adulte, on finit par comprendre qu’on la redoute en raison des inévitables tensions familiales et qu’on en souffre parfois autant qu’on la désire.
Si on en a la chance, on tente malgré tout de recréer chaque année avec ses proches la magie de ce Noël fantasmé: au Canada, près de 9 personnes sur 10 célèbrent Noël, et parmi elles, 89 % le font en famille, révèle un sondage Léger mené l’an dernier auprès de 1 530 Canadiens. C’est encore plus vrai au Québec, où 94 % des gens qui fêtent le font en famille. Mais ce n’est pastoujours dans l’allégresse: 1 personne sur 4 dit s’y soumettre par obligation.
Racines profondesCela fait près de deux siècles que Noël est la fête familiale par excellence. Pas étonnant qu’on ait du mal à la concevoir autrement qu’au milieu des siens!
Vers 1840, alors que l’Angleterre vit une révolution industrielle qui bouleverse la société occidentale, Noël se révèle un terreau fertile pour incarner les valeurs de l’époque, explique l’historienne de l’art Sylvie Blais, coautrice du livre La fête de Noël au Québec (Les Éditions de l’Homme, 2007). « Il y a de la pauvreté, des famines, et pour la bourgeoisie britannique, le foyer et la famille offrent un refuge contre le monde extérieur », raconte-t-elle. Ce qui avait été jusque-là une célébration religieuse encore plus sobre que Pâques devient l’occasion de rendre hommage aux liens familiaux et de faire preuve de charité.
Une illustration célèbre de la reine Victoria, publiée jusque dans les journaux d’ici au milieu du 19e siècle, renforcera aussi cette symbolique familiale. La reine y apparaît entourée du prince Albert, de cinq de leurs enfants et d’une aïeule devant un sapin richement décoré.
Dans le Canada catholique français, l’esprit de la fête existe déjà à l’époque – peut-être plus encore que dans l’Angleterre puritaine –, puisqu’on partage une collation et des boissons chaudes au retour de la messe de minuit, même s’il n’y a pas de décorations ou de réveillon. Peu à peu, Noël devient la fête que l’on connaît, jusqu’à son apogée, dans les années 1950 et 1960, période prospère où les familles sont encore nombreuses et unies (en apparence, du moins!). C’est alors impensable d’être seul à Noël, estime Sylvie Blais. « C’est une fête d’abondance et de générosité, dit-elle. On y invite les personnes esseulées, les vieux garçons, les vieilles filles… »
Puis le vernis craque. La psycho-thérapeute montréalaise Françoise Cholette-Pérusse saisit l’air du temps dans les pages de Châtelaine, en 1969: « Le temps des fêtes revient chaque année, accompagné des mêmes espoirs chimériques, promettant l’absolution des fautes, la rémission des peines, la souveraine primauté de l’amour, la réconciliation avec soi-même et avec le monde entier. Chaque fois, l’on retombe dans le piège. […] Hélas, le miracle si ardemment espéré ne s’accomplit pas. »
Dans la bouillonnante société des années 1970, la remise en cause de la fête ne fera que s’amplifier. Cette journée bien particulière « pose la question de savoir qui on est pour les siens et qui ils sont pour nous », dit le philosophe Stéphane Floccari. Une sorte de mise à l’épreuve de l’individu dans ses multiples rôles, puisqu’on peut à la fois être fille, mère, sœur, belle-sœur, etc. La question « qui suis-je? » prend alors un tour bien singulier, souligne-t-il. « Ce n’est pas la même interrogation que l’été, en maillot de bain, quand je me questionne sur mon corps, mon âge, mon sex-appeal. La question, c’est plutôt: d’où je viens? À qui suis-je rattaché? Que me reste-t-il de ces liens? Sont-ils nourrissants, toxiques? »
Photo: Stocksy/Mosuno
Sous le masque, la véritéMalgré les rigolades, les cadeaux et les généreuses portions de dinde et de pâté à la viande, on n’a qu’à gratter un peu la surface pour constater que chacun arrive avec ses rancunes et ses nœuds d’émotions plus ou moins résolus. Cette fête, qu’on le veuille ou non, vient donc mettre à l’épreuve la famille même, la solidité de ses liens et ses limites, soutient le philosophe.
Cette année, Marie-Josée vivra pour la première fois Noël à l’écart du clan familial. Un conflit couvait depuis longtemps entre cette entrepreneure prospère de 46 ans de la Montérégie (qui préfère témoigner sous un nom d’emprunt) et ses parents, avec qui elle entretenait des relations cordiales en évitant les sujets tabous. Au printemps dernier, le conflit a éclaté. Depuis, ses parents, son frère et sa sœur refusent de lui parler. Enfant, Marie-Josée a été agressée sexuellement par un oncle. Quand ils l’ont su, ses parents ont préféré régler cela en catimini plutôt que de dénoncer l’agresseur à la police. Et ce dernier a fait d’autres victimes. Elle reproche à ses parents d’avoir préservé l’image de la famille sans protéger les enfants.
« Ce qui va me manquer le plus, c’est Noël », dit-elle pensivement, le regard voilé de tristesse. Chaque année, la famille élargie se réunit dans un chalet, et Marie-Josée prend un immense plaisir à rigoler avec ses cousines et à cuisiner un ragoût de pattes pour la tribu. Mais elle n’a aucune envie de participer à la fête cette année si ses parents sont là et qu’elle n’a pas pu leur reparler avant.
Elle passera pour la première fois le temps des fêtes loin des siens, dans une île des Caraïbes avec ses trois enfants et son conjoint. Pourquoi n’a-t-elle pas déserté la famille plus tôt? Son besoin d’appartenance était trop fort. « Mon père et ma mère n’ont pas été de bons parents, mais ils ont été des grands-parents présents, dit-elle. Ça m’attriste de perdre ce lien, pour moi et pour mes enfants. » Elle a tenté de rétablir la communication. Sans succès. Et plus le temps passe, plus elle se demande si elle aura envie de renouer.
Quand la trêve n’est plus possibleHistoriquement, Noël est associé à la paix, seul moment de trêve dans les conflits mondiaux, fait remarquer l’ethnologue Martine Roberge, professeure au Département des sciences historiques de l’Université Laval. « On rêve aussi de réconciliations familiales à ce moment de l’année, dit-elle. Il y a encore une pression sociale pour faire table rase de nos différends. » Mais ce n’est pas toujours possible.
Il faut faire le deuil de l’idéal, un concept important en psychologie, estime Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec. « Le tableau idyllique que l’on se fait de Noël est-il réaliste? Jadis, quand on se réunissait en famille contre vents et marées, est-ce que tout le monde était si heureux? Il y avait également des tensions, des non-dits, des jalousies, des mesquineries. C’est simplement que le choix ne se posait pas! »
On continue aussi d’entretenir l’image idéalisée de la famille nucléaire, alors qu’un couple sur deux éclate. Médiatrice familiale à Québec, Caroline Paquet voit souvent les tensions s’exacerber entre ex-conjoints à l’approche des fêtes. Il n’est pas rare que des avocats l’appellent une semaine avant le réveillon pour qu’elle aide les ex à déterminer – avant qu’un juge le décide à leur place – si leur enfant passera la soirée avec son père ou sa mère. « Ne plus pouvoir être avec ses enfants lors de moments importants, ça fait partie des deuils les plus difficiles », dit-elle. Souvent plus difficiles que le deuil de la relation amoureuse, selon ce qu’elle observe dans sa pratique.
C’est ce qu’a vécu Lina lorsqu’elle s’est séparée du père de sa fille, peu après sa naissance. Elle était installée à Drummondville, il est parti vivre à Rimouski. « Comme il ne voyait pas sa fille de l’année, je la lui laissais pour tout le temps des fêtes », raconte cette enseignante à la retraite de 68 ans, qui vit aujourd’hui en Estrie.
« Ma fille a 36 ans, et je déteste Noël depuis 35 ans », lance-t-elle. Sans autre famille, ses parents étant décédés depuis longtemps, Lina fête rarement Noël. « J’ai déjà passé la soirée du 24 décembre à regarder des films de Noël. C’est tellement déprimant, ça fait juste souligner à quel point on est seule… »
Sa fille a grandi. Mais elle n’est pas davantage auprès d’elle à Noël. Elle vit en Suisse et ne lui a pas donné de nouvelles depuis huit ans. « Elle m’a reproché d’en faire trop pour elle, puis de ne pas en faire assez, avant de finalement me dire qu’elle ne voulait plus me voir », dit-elle, amère.
Comme le conjoint de Lina ne tient pas à fêter lui non plus, ils ne font rien de spécial. Pas même un repas qui sortirait un peu de l’ordinaire. « Je pense que c’est le soir où je me couche le plus tôt de toute l’année… » Elle passe le reste du temps des fêtes à peindre, à s’entraîner et à se relaxer dans son spa.
De plus en plus de gens voient désormais ce moment de l’année comme des vacances dont ils ont envie de profiter sans se soumettre aux conventions, remarque la médiatrice familiale Caroline Paquet. Au fil de ses 18 ans de carrière, elle a senti un réel changement de mentalité à cet égard. « Pour beaucoup de familles, Noël est moins important qu’il l’était. » Certains ex-conjoints conviennent de prendre à tour de rôle les enfants durant tout le temps des fêtes pendant que l’autre est en voyage.
« Les traditions évoluent sans cesse, ajoute l’ethnologue Martine Roberge. Elles sont transmises de génération en génération, mais il est rare qu’elles soient reproduites intégralement. Le rituel doit être conforme aux valeurs des individus du groupe. »
À chacun de voir comment il a envie de vivre ce rituel. Et surtout, avec qui.
Mode d’emploi pour renouveler NoëlPas envie de passer un autre réveillon avec la conjointe de notre père ou cet insupportable beau-frère ? Deux options s’offrent à nous: refuser l’invitation – bonjour la culpabilité! – ou céder à la pression familiale. Comment choisir? « On a parfois tendance à vouloir tout jeter, alors que c’est seulement un ou deux irritants qu’il faudrait enlever », dit la psychologue Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec. Elle propose une prise de décision en trois étapes.
On discerne les points de friction et les mustsPremier élément clé: la connaissance de soi, de ses modes de fonctionnement et de ses valeurs. Savoir de quoi on a besoin à ce moment-ci de sa vie. On détermine ce qu’on veut garder de la fête et ce qui nous irrite. Est-il vraiment essentiel de fêter le 24 décembre au soir, même si on doit sacrifier du monde? Ou on tient davantage à avoir toute sa smala avec soi – enfants en garde partagée et vieux parents –, quitte à ce que ce soit le 27? A-t-on plus besoin de sentir qu’on fait partie de la tribu familiale ou si on a plutôt le goût de se reposer et de passer du temps de qualité avec trois ou quatre personnes importantes? Nos besoins changent au fil du temps.
On se donne le temps de réfléchirIl faut envisager différents scénarios avant de choisir. Faire avec nos enfants la tournée des grands-parents peut s’avérer lourd si ces derniers sont tous séparés et en couples recomposés! Mais ne pas aller les voir du tout n’est pas possible, surtout si les enfants y tiennent. La solution? Écourter la durée des visites, les répartir sur une plus longue période, voire les alterner une année sur deux.
On procède par essais et erreursSi le réveillon du 24 décembre chez les beaux-parents tourne au cauchemar chaque année parce que la maison n’est pas adaptée aux enfants et qu’ils se couchent trop tard, on peut décider d’y aller en après-midi et s’éclipser tout de suite après le souper. Mieux: on reçoit chez soi et on demande à belle-maman d’apporter tourtières et bûche. On fait ensuite le bilan et on s’ajuste l’année suivante. «Même si Noël est moins réussi une année, il faut relativiser, dit Christine Grou. Notre vie ne dépend pas d’une seule soirée! Il y a 365 jours dans l’année, on peut toujours se reprendre!»
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L’année 2019 en neuf mots réconfortants
L’année 2019 s’achève, et je n’ai pas envie de la terminer sur une note aussi morose que l’actualité du moment. Place plutôt aux jolis mots.
de Josée Boileau de la revue Châtelaine
Photo: Unsplash/Hannah Olinger
Oui, le monde est «en chamaille» comme le chantait si justement Jean-Pierre Ferland dès 1968: «On gèle au sud, on sue au nord». À quoi s’ajoutent, dans nos sociétés, des sentiments comme la colère, le stress, l’essoufflement, l’impuissance, et les arguties sans fin sur les réseaux sociaux.Mais je n’ai pas le goût de revenir sur ce que je dénonce à l’année. J’aime mieux penser aux valeurs qui réconfortent et ce à quoi je les ai associées en cette année 2019, que voici déclinée en neuf mots.
AllianceElles s’y étaient engagées ensemble en décembre 2018, elles livrent un an plus tard. Côte à côte, la ministre caquiste Sonia Lebel et les députées Véronique Hivon, du Parti québécois, Hélène David, du Parti libéral, et Christine Labrie, de Québec solidaire, viennent d’annoncer la mise en place d’un projet pilote pour mieux appuyer les victimes de violence sexuelle et de violence conjugale. Une vraie collaboration transpartisane. Oeuvrer pour le bien commun n’est pas qu’affaire d’affrontement.
ApaisementJ’ai écrit un livre sur l’attentat de Polytechnique de 1989 où 14 femmes ont été tuées et autant de personnes physiquement blessées. Les blessures psychologiques, elles, n’ont pas été comptées. Trente ans plus tard, elles émergent pour de bon. Je l’ai d’abord constaté par les témoignages recueillis pour le livre puis, depuis sa sortie, par ceux qui m’ont été livrés en séance de dédicaces, ou par écrit, ou par des gens croisés au hasard. S’expriment enfin la peine, la peur, le doute, la culpabilité. Ce déblocage, visiblement, fait du bien. Il existe donc, le pouvoir réparateur du temps qui passe…
CourageMesure-t-on à quel point le Québec compte en son sein une grande héroïne : la Québécoise Johanne Liu. Cet été, elle a cédé sa place à la présidence de Médecins sans frontières, poste qu’elle occupait depuis six ans. Mais ça fait bien plus longtemps que cette femme de cœur et de rigueur se rend sur le terrain, là où sévissent guerres ou épidémies, sans se laisser arrêter par la peur. Sa capacité d’indignation, elle, reste intacte. Elle dénonce clairement, solidement, et ses mots sont un juste rappel à notre devoir d’humanité.
DélicatesseDeux visages pour moi s’entremêlent en cette fin d’année, deux femmes qui ne sont plus et qui pourtant continuent d’incarner l’élégance, la finesse, la subtilité, la sensibilité… Elles ont pour nom Andrée Lachapelle, comédienne au long cours morte cet automne et qui a accompagné nos vies, et Anne Hébert, grande et énigmatique écrivaine, à qui Marie-Andrée Lamontagne vient de consacrer une impressionnante biographie. En ces temps tonitruants, il est sage de se rappeler que le talent peut aussi s’accompagner de discrétion.
EntrainQue j’ai aimé l’émission 100 Génies, à la télévision de Radio-Canada! Cent jeunes ados brillants réunis dans un studio, qui doivent répondre à des questions intelligentes posées par un animateur dynamique qui ne les infantilise pas – le souriant Pierre-Yves Lord -, ça vous ravigote le moral et stimule l’intellect! Mon salon vibre encore de l’écho des réponses que j’ai lancées (euh, criées!) pour aider tout ce beau monde…, du moins quand j’en était capable!
EspoirDe toutes les manifestations qui ont marqué 2019, il y en a une qui ne cesse de m’émouvoir : celle des Algériennes et des Algériens. Depuis la mi-février, chaque vendredi, on les voit manifester pacifiquement pour que le régime politique se démocratise. Ce mouvement s’appelle le Hirak: il n’a pas de chef, n’a pas dérapé, n’a pas été récupéré, et garde le cap en dépit de la répression. Je répète: des foules immenses, revendicatrices, dans toute l’Algérie, depuis un an, et qui n’ont pas sombré dans la violence. On a envie d’y croire.
GourmandiseÀ l’heure où les consommateurs laissent allègrement tomber les fabricants et marchands locaux (oui, je sais, pas vous; n’empêche que…), je n’ai qu’admiration pour les résistants, avec un gros faible pour ceux qui sont déterminés à nous nourrir de produits d’ici. Mes images du bonheur en 2019, c’est un délirant plateau de fromages servi à une émission à laquelle je participais, une boîte de chocolats brillants comme des joyaux reçue en cadeau, les étals des marchés publics de région, l’odeur de ma pâtisserie du coin, les petits fruits couverts de rosée de notre jardin cet été… Tout ce qui fait miam, et qui vient avec quelqu’un que l’on peut remercier.
NuanceAvant même d’y entrer, le message était entendu: «mouroir», «j’veux jamais me ramasser là!», «lieu des vieux négligés (du personnel), abandonnés (par leur famille)». Nous étions pourtant devant ces portes de l’horreur annoncée puisque notre mère devait être «placée». Un an plus tard, ces clichés me font rugir. Dans l’établissement public où elle s’est retrouvée, notre mère a été entourée, soignée, divertie, aimée. Elle vient de décéder, et c’est bel et bien «sa» dernière maison qu’elle a quittée. Et je sais maintenant qu’il ne faut pas confondre ce qu’il y a à améliorer dans les résidences et les CHSLD et les grandes dénonciations de ceux qui craignent en fait les maux de la vieillesse.
TendresseOn ne peut qualifier autrement l’hommage rendu à Renée Claude, atteinte de la maladie d’Alzheimer, à l’instigation de Nicolas Lemieux et Monique Giroux. Au printemps, les voix somptueuses d’une dizaine des plus grandes chanteuses du Québec ont transformé en cadeau Tu trouveras la paix, cette très belle chanson de Stéphane Venne dont Renée Claude avait fait un succès en 1971. Il s’en est suivi un spectacle en novembre où Isabelle Boulay, Ariane Moffat, Catherine Major, Luce Dufault, Louise Forestier et cie ont repris bien des airs de la grande Renée. J’y étais. Ce fut inoubliable de chaleur et de beauté.
***Journaliste depuis plus de 30 ans, Josée Boileau a travaillé dans les plus importants médias du Québec, dont au quotidien Le Devoiroù elle a été éditorialiste et rédactrice en chef. Aujourd’hui, elle chronique, commente, anime, et signe des livres. En 2019, elle a publié J’ai refait le plus beau voyage(éd. Somme toute) et Ce jour-là, Parce qu’elles étaient des femmes (éd. La Presse) soulignant les 30 ans de la tuerie de Polytechnique.
Les opinions émises dans cet article n’engagent que l’auteure et ne reflètent pas nécessairement celles de Châtelaine.
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C’est peut-être dans cette corne d’abondance qu'est l'Alsace, au cœur du ténébreux mois de décembre, que nous pouvons le moins douter du retour de la lumière.
Fêter Noël en Alsace est un privilège exceptionnel. Ce “pays” nous est à la fois proche géographiquement et lointain par sa culture et sa langue spécifiques. Cette terre de France, comme la Corse, le pays Basque ou la Bretagne, est une de nos sentinelles culturelles aux confins du royaume, une gardienne de notre identité, puisant sa force dans la nuit des temps et assez forte pour faire la juste synthèse entre modernité et tradition.
Ce bout de France n’a pourtant pas été épargné par l’histoire : à chaque pas, une ancienne muraille, un fort, un mémorial, un cimetière témoignent de la rudesse des combats qui ont été livrés ici. Mais ce sang versé a irrigué plus qu’il n’a anémié cette terre puissante. Les villes et les villages sont plus beaux qu’ailleurs, la terre de la plaine offre les fruits les plus savoureux, les vins les plus fins et l’économie alsacienne est une des plus florissantes de France.
C’est peut-être dans cette corne d’abondance, au cœur du ténébreux mois de décembre, que nous pouvons le moins douter du retour de la lumière. Et c’est probablement du haut de la montagne vosgienne où un parfum de mystère sauvage existe encore que cette lumineuse Alsace sera la plus belle.
Partons donc quelques jours dans ce vieux massif vosgien célébrer “la plus européenne des fêtes” (1) dans une chaleureuse ferme auberge à l’écart des grandes migrations urbaines attirées par les marchés de Noël. Attention cependant, ce nid d’aigle surplombant la vallée de Munster à 1096 m d’altitude peut être difficile d’accès en hiver. En effet, seule une étroite route forestière longue de 3 km permet l’accès à l’auberge, mieux vaut donc prévoir une voiture correctement équipée (pneus neige, chaînes). Et vous aurez alors peut être le privilège de débuter votre séjour par une arrivée sous un soleil radieux aux dessus des épaisses brumes de la vallée ; probablement soufflées la nuit même par le “dragon du Brand” (2).
Cette auberge est aussi une ferme où l’on élève un animal bien particulier : le renne. Cette touche scandinave renforce encore un peu plus l’esprit boréen du lieu. Lors de la visite de la Ferme aux Rennes, vous découvrirez sous les sapins une petite maison tordue où parfois vient se reposer le père Noël, un homme de grande stature à la barbe florissante parfaitement authentique (nous avons testé pour vous) et dont le profond regard bleu fera douter les plus sceptiques (personnellement je n’exclus pas qu’il soit le vrai).
Le soir venu, vous pourrez prendre un copieux repas près de la cheminée de l’auberge et goûter à la merveilleuse cuisine alsacienne en contemplant le soleil se coucher sur le Hohneck.
Les produits mis à l’honneur sont pour la plupart issus des fermes avoisinantes.
Le lendemain, après une nuit de sommeil réparateur et un petit déjeuner montagnard, vous pourrez vous lancer à la découverte du massif grâce aux nombreux chemins de randonnée balisés (à pied ou en raquettes selon les conditions d’enneigement). Par ailleurs, l’accès aux pistes de ski alpin du Tanet est direct depuis l’auberge.
Enfin, non loin de la Ferme aux Rennes, réside l’un des joyaux de cette petite montagne : l’auberge du Schupferen. Cette rustique auberge d’altitude est habitée toute l’année par une famille d’éleveurs ; on croise d’ailleurs souvent leurs chèvres en liberté sur les chemins environnants. Il est possible d’y goûter une délicieuse cuisine familiale traditionnelle comme l’on en trouve presque plus sur le massif vosgien. Vous pourrez notamment vous régaler de l’un des meilleurs siesskas que je connaisse (fromage blanc du jour, crème fraîche et kirsch). Ici pas de gadget exotique, pas de décoration exubérante, la maison est toujours calme et sereine. Le poêle au centre de la pièce diffuse une douce chaleur, quelques vêtements accrochés ici et là autour du foyer sont en train de sécher, ce lieu est suspendu aux cimes, suspendu au temps.
Les vins y sont tous bons et très abordables, préférez néanmoins les petits producteurs à la cave coopérative de Turckheim très représentée dans les auberges du massif.
Nous voici au terme de ce périple, il est temps de redescendre dans la vallée, plus fort que jamais, pour affronter la plus longue nuit de l’année…
Nicolas d’Aubigny — Promotion Marc Aurèle
Ce texte fait partie d’une série, les itinéraires gastronomiques (en savoir plus).
Notes
- Pierre Domnaiche, “Noël, la plus européenne des fêtes”
- “En ce temps là, la vallée du Rhin était couverte d’eau et seules les plus hautes collines émergeaient de la mer d’Alsace. Un jour, un dragon sortit des eaux et grimpa au sommet de la colline du Brand. Fatigué et apaisé par la douce torpeur du lieu, il s’assoupit. Tout le reste de la journée, le soleil continua de briller de plus en plus fort, si bien que la chaleur fit fondre les écailles du dragon. Son sang se mit à bouillir et il se répandit rapidement sur la terre desséchée. Dans un dernier sursaut, le dragon épuisé se retira dans une grotte. Mais il était trop tard et le dragon y mourut d’épuisement.” histoiresdevins.fr
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“Lorsqu’un Gaulois rencontrait un étranger, la première parole qu’il lui adressait était pour le prier à manger.” Diodore de Sicile
Boustifailler, se sustenter, casser la croûte, dîner, dévorer, grignoter, déguster, sont des activités centrales de nos vies. Comme l’écrivait Jean Anthelme Brillat–
Savarin : « L’univers n’est rien que par la vie, et tout ce qui vit se nourrit [1]. »
En effet, manger peut répondre pour certains à un besoin simplement physiologique ; pour d’autres, il s’agit aussi d’un plaisir, d’une tradition, voire même d’une manière de communier avec les dieux. En effet, la cuisine nous rattache à une tradition profonde, une filiation ancienne de gestes et de savoir-faire transmis de génération en génération. Elle a probablement toujours relié les Hommes, la terre, les morts et les dieux.
Quoi de plus émouvant que de goûter les premières fraises de l’été fraîchement cueillies dans la rosée du matin, humer la viande sur la braise comme aux premiers temps, partager sa table avec des amis, transmettre à ses enfants une délicieuse recette familiale ?
Pour nous, Européens, la gastronomie est un signe de civilisation, un héritage historique, une conséquence géographique, un marqueur sociologique.
Notre héritage historique nous est parvenu malgré les assauts incessants des cultes orientaux avec leurs interdits alimentaires et leur morale ascétique. En effet, jamais l’héritage gréco-latin n’a été interrompu. Poursuivi et développé dans les monastères au Moyen-Âge et favorisé par les maisons nobles, l’art de la table a su contourner tous les interdits et toutes les réformes pour atteindre un niveau de finesse et de sophistication exceptionnel [2] . Aristote n’était probablement pas seul au mont Saint Michel durant le haut Moyen Âge, il a certainement dû être accompagné d’Apicius.
Notre géographie et nos climats ont eux aussi participé de la définition de notre façon de nous nourrir. Pour ne prendre qu’un exemple déclinable à l’infini, dans les régions méditerranéennes domine l’huile d’olive alors qu’au nord le beurre et la crème trônent en maîtres. Encore aujourd’hui, alors que la circulation des produits est largement facilitée, ces frontières subsistent et se perpétuent fièrement, une « ligne de partage des gras » en quelque sorte.
Notre héritage historique nous est parvenu malgré les assauts incessants des cultes orientaux avec leurs interdits alimentaires et leur morale ascétique.
Enfin, la cuisine est aussi un marqueur social : cuisine bourgeoise versus cuisine paysanne. En découle toute une façon de s’approprier la table, de nommer, de se tenir, d’utiliser les accessoires. Le paysan utilisant un superbe coutelas pour découper sa viande ou le bourgeois reprenant son enfant avec la fameuse formule « ne mets pas les coudes sur la table », chacun marque son appartenance sociale. Ou quand la fourchette dessine les contours des strates sociales.
Manger serait peut-être alors un des socles de notre identité. Un sol profond et fertile source d’une vitalité toujours renouvelée : renaissance du vignoble géorgien et hongrois, navet de Pardailhan, porc kintoa ou gascon, saumon de l’Adour, vache pie noire de Bretagne… Les grandes tables ne s’y sont pas trompées, elles y puisent une part importante de leur créativité tout en apportant une technicité de pointe, notamment avec les innovations de la cuisine moléculaire.
La cuisine étant avant tout un partage, ce que j’aimerais vous faire découvrir ici, ce sont ces tables grandes ou moins grandes, ces lieux humbles ou prestigieux dont le seul dénominateur commun est une recherche sincère d’excellence : une sole d’hiver de l’île d’Yeu de 500 grammes saisie sur sa fine peau délicatement écaillée, le fromage de chèvre de Carrus dont le lait de printemps est une des expressions les plus subtiles des parfums des hautes Corbières, un foie gras d’oie entier à peine rosé à cœur et furtivement saisi au sautoir, une manière différente d’aborder le vin entre ciel et terre…
Ce bref amuse-bouche, je l’espère, vous donnera envie de parcourir mes prochains itinéraires gastronomiques mais surtout la curiosité de pousser la porte de ces lieux d’initiés ou parfois la magie opère sur les papilles et dans les cœurs.
Nicolas d’Aubigny — Promotion Marc Aurèle
Notes
[1] Jean Anthelme Brillat-Savarin, La physiologie du goût
[2] Jean-Robert Pitte, Gastronomie française. Histoire et géographie d’une passion
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Noël en dehors de la boîte
La romancière Geneviève Lefebvre a réinventé Noël et s’est tout à coup sentie bien libre!
de Geneviève Lefebvre de la revue Châtelaine
Photo: iStock.com/Filadendron
Cette année encore, je serai seule à Noël.Ce n’est pas une chanson triste. C’est une solitude chérie, entretenue avec les soins délicats que l’on accorde aux orchidées et aux nouveau-nés, une soie fine à manier avec douceur et bienveillance. La chienne ronflera dans son fauteuil, le chat se nichera contre mon cou, j’aurai mes livres… Je serai bien.
Cette solitude n’a pas toujours été choisie. Elle m’a d’abord été imposée par une rupture brutale. Sous l’arbre, cette année-là, il y a eu autant de trahisons que de cadeaux dans un film de Disney. Depuis, je me méfie des boîtes – les beaux emballages cachent parfois de vilaines surprises.
Le deuil qui accompagne la fin d’une longue relation demande qu’on obéisse au cliché de la femme qui pleure, qui « bitche » contre « les maudits gars » et qui mange de la crème glacée devant la filmographie complète de Jennifer Aniston. En plus d’avoir le cœur brisé, il aurait donc fallu que je m’enferme dans un cercueil de mon vivant?
Je me suis rebellée.
Et je me suis retrouvée en wetsuit, les pieds gelés, sur la ligne de départ d’un triathlon, trop heureuse de nager plus vite que les idées noires, de pédaler plus fort que la déprime et, surtout, de courir assez rapidement pour semer les conventions.
J’étais libre.
En quittant les normes de la « bonne » façon de faire son deuil, j’ai pris la pleine mesure de l’espace qu’occupent ces boîtes qui constellent notre existence: bien carrées, bien étiquetées, bien étriquées, fabriquées à la pulpe des idées reçues et des conventions sociales.
Tous ces efforts que j’avais faits pour entrer dans la boîte, sans égard à mes propres désirs, m’explosaient au visage. C’est moi que j’avais mise en boîte, sans papier, sans ruban et vide de réels cadeaux à offrir. Il était plus que temps de rallumer la fée des étoiles et d’explorer cette zone d’euphorie et d’inconfort qu’on appelle liberté.
Pour les besoins de cette chronique festive – je vous assure que ça finit bien –, j’ai demandé à mon père et à mon fils de me raconter leur plus beau souvenir de Noël.
Mon père m’a répondu que c’était ce réveillon où il était arrivé dans un état d’ébriété si désagréablement avancé que moi, sa petite fille si douce, j’avais pété les plombs devant toute la famille ébahie en lui criant qu’il me faisait honte et que je ne voulais plus jamais le revoir. Il a cessé de boire en janvier de cette année-là, il y a bientôt 40 ans.
Quant à mon fils, son plus beau souvenir de « Noël », c’est quand je l’ai sorti de l’école un jour mouillé de mars (!), pour l’emmener voir quatre films « même pas pour enfant » dans un cinéma du centre-ville « avec un popcorn géant ».
Cette année, je serai seule le soir de Noël, mais le lendemain, j’inviterai mon père chez Saint-Hubert, son restaurant préféré, et le jour d’après, j’irai au cinéma avec mon fils.
Ce sera un Noël plein de cadeaux.
Sans les boîtes.
Photo: Julien FaugèreGeneviève Lefebvre est romancière et scénariste pour le grand et le petit écran. Elle scénarise actuellement l’adaptation pour la télévision de son roman Je compte les morts.
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