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    La Croisière jaune


    Le défi insensé

     

    du site herodote.net


    Parcourir 12 000 kilomètres, des rives de la Méditerranée à celles de la mer de Chine : en 1931, alors que l'Asie reste pour une bonne partie un territoire inhospitalier, c'est un projet fou ! Mais rien ne sembla arrêter les équipes de la Croisière jaune, poussées par la passion d'André Citroën.

    Déserts et hauts sommets, canicule et froid glacial, guerres civiles... Rien ne fut épargné à ce groupe d'hommes qui firent entrer leurs autochenilles dans la légende. Embarquez avec eux pour mieux comprendre le surnom de cette épopée : la « croisière héroïque ».

    Isabelle Grégor

     

    Histoire Moderne-2:  La Croisière jaune - Le défi insensé

    Alexandre Iacovleff, Au Sinkiang, près d'un feu de bivouac, 1934, musée de Saint-Jean-d'Angély.

     

    Un galop d'essai

    « Le chameau est mort, la Citroën le remplace ! ». Pour André Citroën, aucun doute : la voiture, SA voiture, est une révolution. Inspiré par les méthodes de l'Américain Henry Ford, le génial polytechnicien a bien l'intention de faire connaître au plus grand monde son modèle A, une Torpedo de 8 CV. Et pour marquer les esprits, ceux du public comme ceux de la concurrence, il choisit de frapper fort : faire progresser ses chers véhicules à travers un des terrains les plus hostiles au monde, le Sahara.

     

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    Audouin-Dubreuil et Haardt chez le sultan de Zinder (Niger), 1924. En agrandissement, Cavaliers Djerma, Niger, Alexandre Iacovleff, 1924.

     

    Après quelques essais rassurants sur la dune du Pyla, près d’Arcachon, cinq autochenilles s'élancent en 1922 sur les pistes entre Touggourt et Tombouctou. Mais ce succès est décidément trop modeste pour André Citroën qui voit toujours plus loin, toujours plus grand. Pourquoi ne pas traverser l'Afrique entière ?

    Pour avaler ces 20 000 km de désert, de rivières en crue et de forêt vierge, une véritable machine de guerre se met en route. De l'Algérie à Madagascar, pendant 3 ans, les missions de reconnaissance se multiplient, les réseaux diplomatiques sont activés, des tonnes de ravitaillement sont envoyées sur place, déposées dans une trentaine de dépôts différents.

    Finalement l'« Expédition Citroën Centre-Afrique », sous la direction du duo Haardt, directeur des usines de la marque, et Audouin-Dubreuil, pilote d'avion et méhariste, réussit à atteindre son objectif au bout de 8 mois d'aventures. Les autochenilles ont rempli leur contrat en offrant du rêve au public qui peut, à travers les récits, photographies, dessins et 27 000 mètres de pellicules rapportés par les explorateurs, découvrir l'Afrique des années 20. Les scientifiques, de leur côté, se félicitent des nombreuses observations météorologiques, géographiques et médicales.

    Pour parachever le tout, on donne à l'expédition un surnom efficace : ce sera « La Croisière noire » puisqu'au milieu des mirages du Sahara les voitures semblaient voguer. L'épopée est entrée dans l'Histoire, André Citroën peut être satisfait. Pas tout à fait...

     

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    Traversée de l'Ouellé pendant la Croisière noire, mars 1925. En agrandissement, Les Membres de l'expédition croisière noire, 1927, musée du quai Branly - Jacques Chirac.

     

    La belle équipe

    Pour avoir l'idée folle de lancer une telle entreprise, il fallait ne pas hésiter à prendre de sacrés risques ! Des risques, André Citroën sut en prendre au cours d'une carrière d'entrepreneur bien remplie : lui qui a commencé en fabriquant des chevrons a su voir dans le fordisme la manière idéale d'atteindre son objectif, c'est-à-dire mettre la voiture à la portée du plus grand nombre. N'aurait-il pas affirmé : « Je voudrais que les trois premiers mots que prononce un enfant fussent : papa, maman, Citroën » ?

     

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    Tour Eiffel avec la publicité pour Citroën, 1925. L'agrandissement montre Georges-Marie Haardt et Louis Audouin-Dubreuil, in Le Raid Citroën. La Première Traversée du Sahara en Automobile. De Touggourt à Tombouctou par l'Atlantide. Paris, Plon, 1924.

     

    Notre inventeur du « prêt-à-rouler » à la française avec son modèle Type A fut aussi un visionnaire en matière de communication. « L'homme au monocle » n'hésita pas en effet à attirer les familles avec ses citroënnettes à pédales, ou encore à illuminer pendant près de 9 ans la tour Eiffel de son nom en lettres géantes. Lorsqu'il imagine, en 1922, « la première traversée du Sahara en automobile », il est bien conscient du bénéfice qu'il peut en tirer en matière d'image de marque. Il faut que l'on parle de Citroën, quel qu'en soit le coût ! Et pour réussir ce défi, il va s'entourer d'hommes de confiance, et des meilleurs.
    Georges-Marie Haardt, tout d'abord, a commencé par travailler comme ingénieur, administrateur et commercial au sein de la société Citroën dont il a accompagné l'essor. Discret, d'un calme à toute épreuve mais redoutablement efficace, il est tout désigné pour prendre la tête de l'expédition.


    Citroën lui adjoint un ancien hussard, pilote et méhariste, Louis Audouin-Dubreuil, « Ladé » pour les intimes qui savent qu'ils peuvent compter sur ce timide. Le dernier pilier de l'expédition est le tout jeune Victor Point, 27 ans, lieutenant de vaisseau dont la déjà riche expérience de la Chine va s'avérer cruciale dans la réussite de tous. Ils seront épaulés par des experts dans leur domaine, qu'ils soient mécaniciens, radios ou cameramen.
    Ajoutons à ces casse-cou des spécialistes qui justifient par leur présence l'appellation de « Mission artistique et scientifique à travers l'Asie » : on peut évoquer entre autres le russe Alexandre Iacovleff qui a la réputation de dessiner à la vitesse de la lumière, le conservateur du musée Guimet Joseph Hackin et un Jésuite, le révérend Teilhard de Chardin dont les connaissances en géologie n'ont d'égales que son savoir en paléontologie, acquis lors de précédents séjours en Mongolie comme en Somalie.

     

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    Carte présentant l'itinéraire approximatif (en rouge) puis, en agrandissement, carte avec le tracé du trajet réalisé par la Croisière jaune, cartes tirées de La Croisière jaune d'Ariane Audouin-Dubreuil.

     

    Direction plein Est !

    Pourquoi ne pas poursuivre sur la lancée de la Croisière noire ? Il faut en effet absolument convaincre les militaires de l'efficacité du système Kégresse. Les regards se tournent alors vers le pôle Sud où une Croisière blanche serait du plus bel effet. L'option est vite abandonnée pour cause de brise-glace trop coûteux.

    Ce sera donc l'Asie, ce continent largement méconnu qui a fait la gloire d'Alexandre le Grand et Marco Polo. Partir sur leurs traces, parcourir « la route des ruines, la route des conquêtes, la route de la soie » (Audouin-Dubreuil), quel rêve, quelle aventure ! Ni une, ni deux, l'équipe de la « Croisière noire » se reconstitue pour renouveler l'exploit. Tous savent que les difficultés seront encore plus grandes : non seulement le chameau reste définitivement mieux adapté que la voiture à ce type de terrain et d'altitude, mais les vieilles voies commerciales traversent aussi des pays instables ou peu accueillants aux Occidentaux audacieux.

     

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    Traversée de la Syrie : autochenilles longeant l'Euphrate, © Citroën Communication, DR. En agrandissement le groupe Pamir en Afghanistan, entre Farah et Girisk, Expédition Centre-Asie Citroën (1931-1932), revue La Géographie, décembre 1931.

     

    Les réseaux diplomatiques, qui savent pouvoir compter sur la bienveillance des autorités françaises, se mettent de nouveau en action. Perse, Turkestan, Afghanistan... les représentants de Citroën se démènent pour obtenir passeports et autorisations tandis que les dépôts de ravitaillement et de matériels parviennent à échapper aux bandits pour rejoindre à dos de chameaux leur destination et y être enterrés.

    Pour l'incontournable Chine, on compte sur l'habileté du jeune capitaine de vaisseau Victor Point, fin connaisseur du pays. Ayant compris qu'il ne parviendrait jamais à gérer les redoutables « seigneurs de la guerre » qui font régner l'anarchie dans le nord du pays, il se tourne vers les Mongols : un accord est trouvé, l'expédition sera protégée par les descendants de Gengis Khan.

    Après s'être assuré auprès des Chinois la possibilité d'établir chaque jour une communication entre Pékin et la caravane française, il ne reste plus qu'à boucler les valises.

    En route !

     

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    d'Adolphe Kégresse à Meyrueis (Lozère) pour les essais des prototypes, 1929, illustration tirée de La Croisière jaune d'Éric Deschamps. En agrandissement, une photographie de groupe : H. Pecqueur, A. Iacovleff, G.M. Haardt, Sue Ming Hi des Sociétés Savantes chinoises, L. Audouin-Dubreuil, J. Hackin, 1931, ancienne collection Audouin-Dubreuil.

     

    Scarabée et popote

    Pour lancer une telle expédition, André Citroën ne pouvait qu'avoir totalement confiance dans son matériel. Cette confiance, il l'avait trouvée auprès d'Adolphe Kégresse, ingénieur français qui s'était fait la main à Saint-Pétersbourg où il était responsable, pendant une douzaine d'années, des garages impériaux. C'est dans le froid de la Russie qu'il imagine ses premières voitures capables de vaincre les terrains neigeux pour emmener le Tsar sur ses terrains de chasse. L'ajout, à des automobiles postales, d'un pont avant et de chenillettes arrières fera l'affaire. Le véhicule tout-terrain est né ! De retour en France au moment de la Révolution bolchévique, Kégresse est embauché par Citroën pour développer, avec l'aide de l'ingénieur Jacques Hinstin, un système de chenille en caoutchouc sans fin adapté à tous types de terrain.

    Son efficacité lors des expéditions africaines lui vaut d'être adopté pour parcourir les routes d'Asie. Ce sont deux ensembles de 7 voitures, pouvant transporter 5 personnes, qui s'élancent dans l'aventure : derrière le « Scarabée d'or », la voiture de commandement, on trouve deux véhicules avec le matériel de cinéma (baptisés « Oeil » et « Oeil-objectif »), les autres étant chargés de la TSF (« Ondes »), du matériel scientifique (« Croissant-d'argent »), de la popote (« Foyer ») et enfin de l'équipement médical et mécanique (« Caducée et Engrenages » ). Remorques et motos viennent compléter la caravane. Si les engins du premier groupe (« Chine ») remplirent bien leur mission, le second groupe (« Groupe Pamir ») s'étant vu refuser la route par la Turkestan, les ingénieurs Citroën durent concevoir en 3 mois des véhicules plus légers, entièrement démontables, destinés à franchir la barrière de l'Himalaya grâce à leur moteur tournant à la vitesse exceptionnelle pour l'époque de 3 000 tours/minute. Rien n'arrête la Croisière jaune !

     

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    Autochenilles Citroën B2 10 HP modèle K1 entre Touggourt et Tombouctou (1922-1923). En agrandissement, photographie du groupe Pamir sur une route désertique en 1931, L’Aventure Peugeot Citroën DS, DR.

     

    Diviser pour mieux vaincre

    Faux départ... En décembre 1930, soit sept mois avant la date choisie, il faut tout reprendre à zéro : les Soviétiques en effet refusent de voir passer les chenilles sur leur territoire. Qu'à cela ne tienne, on fera un détour ! Et qu'importe si la nouvelle route passe par l’Himalaya, ce ne sont pas quelques montagnes qui vont saboter le projet !

     

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    Au port de Beyrouth, mars 1931. En agrandissement, le portrait de Victor Point, @ Citroën Communication, DR.

     

    La solution trouvée semble simple : diviser la mission en deux groupes qui auront pour objectif de se rejoindre au cœur de la Chine, à Kashgar. À gauche, partant de Beyrouth, les sept autochenilles légères, démontables, du « groupe Pamir », dirigé par Haardt ; à droite, partant de Pékin, le « groupe Chine » avec Victor Point à la tête de sept engins plus lourds. En mars 1931, enfin, c'est le grand départ après plus de deux ans d'efforts ! Les uns s'embarquent pour Beyrouth, les autres pour le port de Tientsin.

    Chacun suivra désormais son propre chemin à travers la gigantesque Asie, mais dans des ambiances bien différentes. Pour Haardt, c'est fêtes et réceptions à Beyrouth, Damas, Bagdad et Téhéran.

     

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    Parade militaire en Syrie, 1931. En agrandissement, la Croisière jaune à Palmyre, 1931.

     

    Avec une moyenne de 35 km/h, la caravane avance à un bon rythme malgré chaleur et routes chaotiques. Elle prend le temps de visiter les ruines de Palmyre et de faire admirer les voitures au roi Fayçal comme au tout jeune Muhammad Reza, futur shah d'Iran.

    De l'autre côté du continent, les choses se présentent beaucoup moins bien pour Point qui connaît des problèmes mécaniques dès le premier jour... et les suivants. Voici son témoignage daté du 12 avril : « A 200 mètres de notre point de départ […] nous cassons 7 bandes ! Distance parcourue : 200 mètres ». Il faut très vite renvoyer un camion à Pékin pour réparer. La route promet d'être longue.

     

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    Devant les murailles de la ville de Hérat (Afghanistan), ancienne collection Audouin-Dubreuil. En agrandissement, la traversée du fleuve Helmand, Afghanistan, mai 1931, illustration tirée de La Croisière jaune d'Éric Deschamps.

     

    Sous le regard des Bouddhas

    Après la visite de la ville sainte iranienne de Meshed, le « groupe Pamir » s'attaque à l'Afghanistan. On décide de contourner l'Hindou-Kouch par le sud pour éviter l'insécurité du nord où les Ouzbeks se sont soulevés.

     

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    Bamiyan : le grand Bouddha de 55 mètres, 1931, Paris, musée Guimet.

     

    Le choix présente d'autres avantages puisque c'est l'occasion de profiter de réceptions somptueuses comme à Hérat, la ville d'Alexandre le Grand. Mais ces heures de détente sont loin d'être le quotidien de nos explorateurs qui doivent affronter des routes à peine tracées, les menaces des bandits, une poussière omniprésente et une chaleur infernale qui fait dire à Le Fèvre, chroniqueur de l'expédition : « J'ai le cerveau liquide ! Comment écrire ? ».

    L'essence s'évapore dans les tuyaux, chaque passage de cours d'eau est une épreuve qui peut prendre plusieurs jours, chaque kilomètre sur les chemins caillouteux est une victoire. Mais comme aime à le rappeler l'archéologue Hackin qui les guide, tous savent qu'ils ne font que suivre les traces des nombreux voyageurs et pèlerins qui, comme eux, se sont arrêtés éblouis devant les Bouddhas géants de Bamyan.

    Arrivés à Shrinagar, ville de la vallée du Cachemire sous autorité anglaise, les membres de l'expédition peuvent enfin récupérer vivres et matériels envoyés de France avant de profiter des concerts de cornemuses offerts par leurs hôtes. Repos et conserves Félix Potin ne seront pas de trop pour entamer une des étapes les plus difficiles du voyage : la traversée de l’Himalaya.

     

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    Passage de l'Himalaya, 1931, illustration tirée de La Croisière jaune d'Éric Deschamps. En agrandissement, Femmes Kirghiz et leurs enfants dans l’Himalaya, 1931, Alexandre Iacovleff, ancienne collection Audouin-Dubreuil.

     

    « Groupe Chine » ne répond plus !

    Après seulement 3 mois de voyage, les deux groupes ne sont plus qu'à 2 500 km l'un de l'autre, à vol d'oiseau. Mais pourtant l'optimisme n'est pas de mise : tandis que Haardt s'interroge face au Toit du monde, de l'autre côté Point et son « groupe Chine » ont bien des raisons de perdre courage.

    Passage de l'Himalaya, vers la vallée d'Astor, 1931, ancienne collection Audouin-Dubreuil. L'aventure avait mal débutée avec un premier gros retard dû à des problèmes techniques que les mécaniciens avaient finalement réussi à gérer. Par contre, impossible pour les Français de gérer la délégation chinoise que le gouvernement leur a imposée : « Aucun doute n'était possible, expliquera plus tard Teilhard de Chardin, c'est une équipe de surveillance qui venait de se joindre à nous ».

    L'ambiance est telle que Victor Point, pourtant connu pour ses qualités de diplomate, finit par rudoyer le botaniste de l'équipe. La suite du voyage se fera sous les yeux impassibles des autres savants chinois, indifférents à tout, y compris aux découvertes de leurs collègues le naturaliste Reymond et le géologue Teilhard de Chardin.

    Pourtant, comment ne pas douter lorsqu'on se retrouve au cœur du désert de Gobi, sans balisage, au milieu de tempêtes de sable, sans plus aucun contact avec l'autre groupe, et que l'on découvre que les caches de ravitaillement ont été pillées ?

     

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    Prise de vue près de Turfan par l'opérateur Morizet, fin 1931, ancienne collection Audouin-Dubreuil. En agrandissement, Audouin-Dubreuil, Haardt et Point à Urumqi, 1931, ancienne collection Audouin-Dubreuil.

     

    Le piège chinois

    C'est alors qu'il faut prendre les décisions les plus difficiles, celles qui peuvent sauver l'expédition ou la condamner. Pour Point, il n'y a pas d'hésitation à avoir : les hommes épuisés doivent vite rallier Sou-Tchéou [Suzhou]. Mais ce n'est pas la délivrance qui les attend, au contraire : on leur interdit désormais de repartir, à moins que Point accepte de se défaire de son commandement au profit de l'ingénieur Brull.

     

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    Hackin et Alexandre Iacovleff dans les grottes peintes de Turfan, fin 1931, ancienne collection Audouin-Dubreuil.

     

    Qu'importe ! Point cède aux demandes vengeresses des savants chinois, et l'expédition, chargée à bloc d'essence, s'empresse de reprendre la route. Ce n'est pas la délivrance attendue puisque ce sont des scènes d'horreur qui attendent les voyageurs dans cette région où la guerre entre Chinois et musulmans ouïghours fait rage.

    Il faut cependant poursuivre, traverser la fournaise de la vallée de Turfan pour atteindre Urumqi où les attend où un gouverneur chinois tout puissant, le bien-nommé général King : « Ils nous a conduits dans un petit bois de la ville. Le halètement de nos carapaces hurlantes s'est tu pour quatre mois. Nous étions au « camp de la Résistance », en attente du groupe Haardt. Prisonniers ! » (témoignage de l'ingénieur Brull). De nouveau, le « groupe Chine » se retrouve en bien mauvaise position...

     

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    La traversée de l’enfer

    Dans ses lettres de voyages, le père Teilhard de Chardin raconte comment son équipe s'est retrouvée plongée en pleine guerre au Xinjiang...


    « Obligation nous a été faite de reprendre la route du désert pour éviter les zones des combats. En fait, nous avons traversé des champs de bataille jonchés de morts et de blessés. Avec Delastre [le médecin], nous avons porté secours aux survivants, ils étaient peu nombreux. Étrangement, des visions de Verdun, où j’étais brancardier, ont resurgi de ma mémoire. La voiture médicale remarquablement conçue et le matériel moderne nous ont été fort utiles. C’est dans ces moments que l’organisation Citroën et la technique peuvent être appréciées à leur juste valeur. Jusqu’à Hami, nous avons croisé des convois d’armes, traversé des villages ravagés. [...] Le prince de Hami nous délivra un sauf-conduit pour aller jusqu’à Tourfan. Les savants chinois, terrifiés à l’idée de rencontrer les révoltés shantous [ouïghours], nous abandonnèrent une nuit sans nous prévenir. Petro refusa de quitter la ville sans son camion tombé en panne. Il devait nous rejoindre à Ouroumtsi [Urumqi]. Depuis, aucune nouvelle. Il a vécu en Chine dix ans, il connaît l’âme des Chinois et parle leur langue… Espérons… Nous sommes repartis, très inquiets. Aux arbres de la ville, des têtes, des cœurs, des foies, des pieds de musulmans dépecés étaient cloués » (Lettres de voyage, 1956).

     

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    Le Toit du monde. En agrandissement, lamaserie de Sarra-Murren - Deux membres de la cour du Prince Hsi-Hsu-ning, ancienne collection Audouin-Dubreuil.

     

    Au pied du mur

    Pour « les Pamir », c'est une autre histoire. Les voici enfin face à l'obstacle suprême, face au Toit du monde. Il n'y a plus qu'à passer de l'autre côté. Plus facile à dire qu'à faire, lorsqu'on sait que le seul chemin qui s'ouvre aux Français est un sentier montant à 4 700 mètres où même les mules risquent leur vie.

    Franchissement du col de Burzil. © Citroën Communication, DR.Il faut s'alléger : seules deux voitures tenteront le voyage, les autres étant démontées et renvoyées en France avec leurs mécaniciens. Le reste de la troupe, aidé de chevaux et de 150 porteurs, se divise en trois groupes qui partiront à quelques jours d'intervalle pour faire relais.

    Le 2 juillet 1931, un premier groupe de cavaliers se met en route avec la mission d'ouvrir la voie au deuxième groupe qui comprend les autochenilles, le Scarabée d'or et le Croissant d'argent. Il leur faudra des jours pour parvenir au bout d'une épreuve comprenant traversées de rivières au niveau menaçant, déblaiement des chemins pierre par pierre et autres avancées au-dessus du vide sur des corniches étroites ou sur un des 45 ponts délabrés...

    Au col du Bourzil, qui pour la première fois voit passer des voitures en haut de ses 4200 mètres, ce sont 5 mètres de neige qui mettent encore un peu plus en danger l'expédition, mais à coups de pioche et de tractages par filins, ça passe ! Plus loin, c'est dans la chaleur et les premiers symptômes de dysenterie qu'il faut démonter et transporter les engins à dos d'homme.

    Enfin, le 4 août, Haardt peut souffler : « Arrivée à Gilgit [nord du Pakistan] à 13 heures, après avoir couvert en trois jours 29 kilomètres dont pas un sans difficulté ».

     

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    Franchissement du col de Bourzil. © Citroën Communication, DR. En agrandissement, Alexandre Iacovleff, La Croisière Jaune, passage du col du Bourzil, vers 1931.

     

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    On ne bouge plus !

    Dans ses mémoires publiées en 2004, William Sivel, benjamin de l'expédition et ingénieur du son, raconte un des plus fameux épisodes de la Croisière jaune...


    « Après le col du Bourzil, 4 200 mètres et très enneigé, Ferracci fait stopper, le long d'une paroi, les deux voitures. Un balcon surplombant un torrent à 80 mètres en contrebas semble bien étroit. On mesure ; le passage paraît possible. […] Cécillon [mécanicien] attaque une légère pente quand, dans une courbe, il se rend compte que le côté gauche de son véhicule penche dangereusement vers le ravin. Il entend au même moment une importante chute de pierres et Ferracci [chef mécanicien du groupe Pamir] lui hurle de s'arrêter et de ne plus bouger. Cécillon a su par la suite que Corset [mécanicien] avait passé une élingue [un cable] à l'arrière de la voiture pendant que les autres consolidaient la position de la chenille pour l'empêcher de glisser vers le torrent. Enfin Ferracci donne l'ordre à Cécillon de passer sur la banquette arrière et de descendre de la voiture sur la pointe des pieds, pour ne pas faire bouger son véhicule. Ce n'est qu'en atteignant le sol que notre ami réalise ce qui lui est arrivé ». (William Robert Sivel, Ma Croisière jaune).

     

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    Urumqi sous la neige, © Citroën Communication, DR.

     

    La jonction

    Quelques jours plus tard c'est le troisième groupe de cavaliers, sous le commandement d'Audouin-Dubreuil, qui rejoint Haardt après 1400 km d'un voyage harassant à travers les montagnes.

    Les nouvelles ne sont pas bonnes comme les en informe le message alarmiste que le « groupe Chine », toujours prisonnier, a réussi par ruse à leur faire parvenir. Il faut vite repartir, à cheval. Ce sont désormais 11 membres de l'expédition qui continuent toujours vers l'est, sous la surveillance chinoise. Finalement, le 8 octobre ils voient venir à leur rencontre quatre voitures du groupe « Chine » pour des retrouvailles tant espérées, après 7 mois d'aventures !

     

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    Brin de toilette avant les retrouvailles, juillet 1931, illustration tirée de La Croisière jaune d'Éric Deschamps. En agrandissement, la princesse mongole Balta Nirdigma et Victor Point, Urumqi, 1931.

     

    C'est désormais au tour de Haardt de découvrir la rouerie du fameux gouverneur d'Urumqi qui a déjà obligé Point à faire venir pour lui de Paris trois autochenilles. Maintenant le général King semble s'amuser à inviter les Français à d'interminables festins que les membres rescapés de la Croisière jaune, fort polis, sont bien obligés de rendre.

    Les scientifiques de l'expédition profitent de ce temps libre pour multiplier les explorations dans les cités mortes des environs, notamment à Bezeklik où Hackin et Iacovleff ont tout loisir de s'émerveiller devant les peintures des anciennes grottes bouddhiques.

     

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    Désert de Gobi, © Citroën Communication, DR. En agrandissement, une pause dans le désert de Gobi, décembre 1931, illustration tirée de La Croisière jaune d'Éric Deschamps.

     

    À l’épreuve du froid et des fusils

    Finalement le 29 novembre, tous sont récompensés de leur patience en recevant leurs passeports, indispensables pour s'attaquer à la première étape des 3 000 km qui les séparent encore de Pékin : le désert de Gobi, en plein hiver.

    À - 30°, tout gèle, pour continuer à avancer il faut allumer des feux sous les moteurs qui tournent désormais 24 heures sur 24. Par miracle, on retrouve sous la glace les dépôts d'essence qui ont été enterrés des mois auparavant. Ils vont permettent d'atteindre une mission allemande où les hommes épuisés vont passer un Noël qu'ils ne sont pas prêts d'oublier.

     

    Histoire Moderne-2:  La Croisière jaune - Le défi insensé

    Prise de vue dans l'allée menant aux tombeaux des empereurs Ming à l'entrée de Pékin, décembre 1931. En agrandissement, séance de pause pour Alexandre Iacovleff, Chine, début 1932, illustrations tirées de La Croisière jaune d'Éric DeschampsPuis c'est la traversée du fleuve Jaune, gelé lui aussi, qui demande encore trois jours d'efforts. Il leur faut encore subir une attaque d'« un groupe de soldats à demi bandits » (Teilhard de Chardin) qui s'excuseront ensuite de les avoir mitraillés, prétextant une « méprise », une confusion avec des Japonais...

    Après une traversée de la steppe mongole, les voici enfin qui franchissent la Grande Muraille avant d'atteindre, le 12 février 1932, Pékin, au kilomètre 12 115.

     

    Histoire Moderne-2:  La Croisière jaune - Le défi insensé

    La Grande Muraille, entre Urumqi et Pékin.

    Parlez-moi d’amour...

    Dans cette version romancée de l'histoire de la Croisière jaune, Jacques Wolgensinger raconte la ruse qui permit au « Groupe Chine », coincé à Urumqi sous surveillance chinoise, de contacter l'équipe de Haardt.

    « 25 juillet. Une date qui compte. Pour le groupe Chine, c'est quitte ou double […].
    Huit heures trente. Point donne le signal et fait hisser les couleurs. Au même instant s'élève dans la nuit la voix chaude et un peu rauque de Lucienne Boyer, amplifiée vingt fois par le haut-parleur :
    « Parlez-moi d'amour, ah ! Redites-moi des choses tendres ».
    L'officier chinois se précipite :
    « Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est ?
    - Une petite fête, explique Carl [Jean Carl, archéologque].
    - Pourquoi ces drapeaux, cette musique ?
    - Pour commémorer le centenaire de la Troisième République française, mon cher », répond l'archéologue superbe.

    Le père Teilhard de Chardin et Reymond sont près du phonographe, ils changent les disques. Le haut-parleur est à l'autre bout du camp avec les homme du groupe qui font les clowns sous la direction de Carl, devant les soldats chinois fascinés par le spectacle.
    Dans la voiture T.S.F., dont le moteur ronronne avec douceur, Kervizic, fébrilement, manipule son émetteur ; […] « Q.T.C, Q.T.C., F.P.C.G. Appelle Régulus [navire croisant en mer de Chine]. Prévenir Légafrance Pékin sommes immobilsés Urumqi ». (Jacques Wolgensinger, L'Épopée de la Croisière jaune, 1970).


    Le bout de la route

    Commence le temps des réceptions, des discours et des séparations. Hackin part pour Tokyo, Audouin-Dubreuil pour Hanoï, Haardt pour Hong-Kong. On remarque bien que celui-ci semble fatigué, mais après une telle aventure, quoi de plus naturel ?

     

    Histoire Moderne-2:  La Croisière jaune - Le défi insensé

    Alexandre Iacovleff, Portrait de princesse vietnamienne, 1932.

     

    Lorsque la nouvelle de sa mort, d'une double pneumonie, tombe le 16 mars, c'est un coup de tonnerre. « L'Homme est mort mais l'œuvre reste. Ramenez en France le corps de votre chef. Je pleure avec vous », écrit André Citroën aux membres de l'expédition, sous le choc. Le retour par voie terrestre, via la Perse, est abandonné au profit d'une visite de l'Indochine, comme il avait été promis au gouvernement français.

    L'équipe de cinéma va pouvoir multiplier les vues dans le Tonkin, la baie d'Halong et au milieu des temples d'Angkor pour montrer la richesse de ces territoires. Le reste de la mission, hommes et matériel, embarquent à Saïgon pour la France sur le Félix-Roussel. Ce n'était pas le navire prévu initialement et heureusement ! puisque celui-ci sombrera en mer Rouge.

    Le 2 avril 1932, André Citroën monte à bord du Félix-Roussel pour rendre hommage au corps de son collaborateur et ami, Haardt.

     

    Sous les projecteurs

    C'est la fin de l'aventure humaine, mais pas de la légende de la Croisière jaune qui va devenir un formidable outil de communication.

     

    Histoire Moderne-2:  La Croisière jaune - Le défi insensé

    Couverture de la carte éditée par Citroën au bénéfice de la Société de géographie, s.d. En agrandissement, l'affiche du film La Croisière jaune, 1934, La Contemporaine.

     

    Très vite, à peine deux mois plus tard, on organise une exposition alors même que les collections sont encore incomplètes et que Teilhard de Chardin et Hackin, les piliers de l'équipe scientifique, ne sont pas revenus d'Asie.

    Qu'importe ! Pour Citroën, c'est maintenant qu'il faut tirer parti de la popularité de l'expédition auprès du public. On multiplie les conférences, on publie le récit de Le Fèvre, on diffuse largement le film La Croisière jaune, un des premiers films sonores au monde qui permet de faire revivre Victor Point.

    Quatre mois à peine après son retour, le jeune homme vient en effet de se suicider, par amour pour une actrice. Il laisse aux autres le soin de raconter ce qui reste une aventure hors du commun, qui restera un formidable exploit mécanique mais surtout humain.

    Citroën tentera bien de renouveler l'expérience en lançant en 1934 une Croisière blanche censée traverser le Canada, mais la mission se révéla un fiasco et tomba dans l’oubli.

     

    Bibliographie

    Ariane Audouin-Dubreuil, La Croisière jaune. Sur la route de la soie, éd. Glénat, 2002,
    Éric Deschamps, La Croisière jaune. Chroniques 1929-1933, éd. ETAI, 2003,
    Fabien Sabatés, Croisières héroïques Citroën. Afrique-Asie, 1924-1932, Éric Baschet éditions, 1984.

     

    Histoire Moderne-2:  La Croisière jaune - Le défi insensé

     

     

     

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    4 octobre 1830

    La Belgique s'émancipe sur un air d'opéra

     
    du site https://www.herodote.net/
     

    Territoire sans unité nationale, périodiquement disputé par toutes les grandes puissances européennes depuis le Moyen Âge, la Belgique proclame son indépendance le 4 octobre 1830. C'est l'aboutissement d'une insurrection fomentée à la sortie d'un opéra !

    Le nouvel État va s'ériger sous l'égide de la bourgeoisie francophone de Bruxelles.

    Fabienne Manière

     

    La Belgique à travers les âges 

     

    Histoire Moderne-2:  4 octobre 1830 - La Belgique s'émancipe sur un air d'opéra

     

    Les Belges sont cités pour la première fois dans le compte-rendu de Jules César sur La Guerre des Gaules. Depuis cette date, il y a 2000 ans, ils ont connu bien des avatars sans jamais perdre leur spécificité : germaniques par un bout, romans par l'autre. En 1830 naît la Belgique sur un air d'opéra...

     

    Querelles de famille

    Après la Révolution française et la chute de Napoléon Ier, l'Angleterre impose au Congrès de Vienne (1814-1815) la réunion de la Belgique et de la Hollande (ex-Pays-Bas espagnols et Provinces-Unies) sous le nom de Royaume-Uni des Pays-Bas. Londres espère que cet État-tampon empêchera la France de se relancer à la conquête de l'Europe.

    Mais dans le nouveau royaume des Pays-Bas, les Belges ne cessent de se plaindre d'être traités en citoyens de second rang alors qu'ils ne sont pas moins de 3,5 millions face à 3 millions de Hollandais et que leur territoire est la partie la plus riche et la plus industrialisée du royaume.

    Il faut dire que 250 ans après la scission des Dix-Sept Provinces de Charles Quint et Philippe II de Habsbourg, les Belges ne se sentent guère d'affinités avec leurs cousins du nord.

    Catholiques, suite à la volonté de leurs anciens tuteurs espagnols et autrichiens, les Belges se distinguent des Hollandais, en majorité protestants de confession calviniste. Ils se montrent aussi bons vivants que les Hollandais paraissent austères, à l'image de leurs peintres Rubens, Jordaens ou les Brueghel, que tout oppose aux peintres du nord, Rembrandt ou Vermeer.

    La bourgeoisie belge parle français et regarde vers Paris tandis que les Hollandais cultivent la langue de leur terroir et gardent les yeux rivés vers le grand large, n'hésitant pas à gager leur fortune dans le commerce des épices.

    Le roi Guillaume Ier s'efforce de ne faire aucune différence entre les Belges et les Hollandais ; mais il connaît aussi de graves maladresses comme d'imposer le néerlandais dans l'armée le 1er janvier 1823. Au demeurant, son gouvernement ne compte qu'un Belge sur dix ministres.

     

    Une révolution d'opéra

    Les partisans de la séparation d'avec les Pays-Bas décèlent une note d'espoir dans la révolution des « Trois Glorieuses » (27-28-29 juillet 1830) qui remplace à Paris un monarque - Charles X - par un autre - Louis-Philippe -.

    Le soir du 25 août 1830, à Bruxelles, le théâtre Royal (aujourdhui théâtre de la Monnaie) donne une représentation de La Muette de Portici. Cet opéra d'Auber raconte un soulèvement des Napolitains contre les troupes de Philippe IV d'Espagne.

    Quand le ténor Lafeuillade entonne le refrain : « Amour sacré de la patrie, rends-nous l'audace et la fierté » (note), le public s'enflamme et le reprend avec ferveur. La tension devient telle que des émeutes se produisent à la sortie du théâtre.

    Des représentants de la bourgeoisie se réunissent à l'Hôtel de ville et décident sans tarder de former une garde. Ils se donnent un drapeau tricolore avec les couleurs noir-jaune-rouge du Brabant, la région de Bruxelles. Certains souhaiteraient rattacher la Belgique à la France, comme au temps de la Révolution française. Mais cette éventualité est exclue par les chancelleries qui ne veulent pas que se reconstitue la France conquérante de 1792.

     La Brabançonne, hymne national belge

    Le ténor Lafeuillade, qui a mis le feu aux poudres, s'illustre encore en entonnant le 12 septembre 1830, sur les planches du théâtre Royal, durant l'entracte, un chant nouveau qui allait devenir l'hymne national belge : la Brabançonne. Son nom désigne la province de Bruxelles, le Brabant, et fait référence à la Révolution brabançonne de 1789. Le texte en avait été écrit par un comédien français nommé Jenneval, acteur au Théâtre de la Monnaie. Engagé dans l’armée révolutionnaire, il mourra au combat, la tête emportée par un boulet. La musique a été composée par le ténor bruxellois François Van Campenhout. Le texte, trop anti-hollandais, sera modifié en 1860 par Charles Rogier.

    « Après des siècles d'esclavage,
    Le Belge sortant du tombeau
    A reconquis par son courage
    Son nom, ses droits et son drapeau.
    Et ta main souveraine et fière,
    Désormais, peuple indompté,
    Grava sur ta vieille bannière :
    Le roi, la loi, la liberté ! (...) »

     

    Un État en quête de définition

    À défaut de mieux, les insurgés suggèrent au roi Guillaume Ier une « séparation administrative » de la Belgique et des Pays-Bas. Dans cette hypothèse, les deux moitiés du royaume ne seraient plus unies que par une allégeance personnelle à la dynastie hollandaise d'Orange-Nassau.

    Le roi fait la sourde oreille à ces propositions modérées mais propose de réunir des états généraux à La Haye. Cependant, la révolte s'emballe dans la Wallonie francophone. Liège, Namur et plusieurs cités ouvrières se soulèvent au chant de la Marseillaise et en arborant les couleurs bleu-blanc-rouge de la France. Sous la pression de la bourgeoisie bruxelloise, les Wallons se rallient quelques jours plus tard aux couleurs du Brabant et adoptent la Brabançonne, l'hymne belge hâtivement composé pour la circonstance.

    À Bruxelles, les libéraux modérés qui tiennent l'Hôtel de ville sont débordés par le club révolutionnaire «La Réunion centrale» qu'anime un certain Charles Rogier, arrivé de Liège avec 300 volontaires.

     

     

     

    Le roi Guillaume Ier demande au prince Frédéric de marcher sur Bruxelles avec l'armée d'Anvers. Dans la ville, le 20 septembre, les insurgés s'emparent sans attendre des armes de la garde. Trois jours plus tard s'élèvent les premières barricades. L'armée se heurte aux insurgés dans le parc de Bruxelles. Elle reçoit finalement l'ordre de se retirer le dimanche 26 septembre.

    Le 27 septembre, les états généraux de La Haye votent la « séparation administrative » de la Belgique mais leur décision, trop tardive, est rejetée par le gouvernement provisoire qui s'est entre-temps constitué à Bruxelles.

    Celui-ci proclame l'indépendance des « provinces belgiques » et, une semaine plus tard, convoque un Congrès national en vue de donner une constitution au nouvel État.

    Il s'agit du premier accroc aux traités de Vienne de 1815 qui ont mis fin à l'ère napoléonienne et tenté d'instaurer un nouvel ordre européen. Le tsar de Russie est d'ailleurs un moment tenté d'intervenir militairement pour restaurer l'autorité du pouvoir légitime au nom des préceptes de la Sainte-Alliance. Il y renonce, étant embarrassé de son côté par l'agitation en Pologne.

     

    Le drapeau belge, officiellement dans le mauvais sens !

    Le drapeau officiel de la Belgique

     

    Comme les révolutionnaires entonnaient La Marseillaise et arboraient des drapeaux français, la garde bourgeoise a décidé de se démarquer en adopter les couleurs brabançonnes : rouge, jaune et noir. Le journaliste Édouard Ducpétiaux conçoit un drapeau constitué de trois bandes horizontales. Le premier exemplaire est confectionné par une couturière, Marie Abts, et accroché au balcon de l’Hôtel de ville. Le drapeau belge est né !
    Il est adopté par le gouvernement provisoire mais remplacé en janvier 1831 par trois bandes verticales afin de marquer sa différence avec le drapeau hollandais. Le rouge est alors à la hampe. Cette modification est actée dans la constitution, votée le 7 février 1831, et dont l’article 193 stipule : « La Nation belge adopte les couleurs rouge, jaune et noire, et pour armes du Royaume le Lion Belgique avec la légende : L'UNION FAIT LA FORCE ».
    Mais huit mois plus tard, cependant, à la demande du département de la marine, il est décidé d’inverser l’ordre des couleurs et de mettre le noir à la hampe pour une meilleure visibilité. Les étendards sont modifiés mais pas la Constitution qui continue de préciser que le drapeau belge est rouge-jaune-noir.

     

    Un roi pour les Belges

     

    Le roi Guillaume Ier obtient l'ouverture d'une conférence internationale.

    Cette conférence des grandes puissances (Angleterre, Autriche, Prusse, France, Russie) se réunit à Londres le 4 novembre 1830.

    Le représentant de la France n'est autre que l'inusable prince Charles Maurice de Talleyrand-Périgord (77 ans).

    Il propose, en vain, un partage de la Belgique entre la France et les Pays-Bas. Mais, à l'instigation du ministre anglais des Affaires étrangères, Lord Henry Palmerston, la conférence s'incline devant le fait accompli.

    Entretemps, à Bruxelles, le 10 novembre 1830, s'ouvre le Congrès national belge, au son du bourdon de la collégiale des Saints-Michel-et-Gudule. Le 18 novembre 1830, ses cent-quatre-vingt-huit membres votent et proclament officiellement l'indépendance de la Belgique.

    Quatre jours plus tard, ils votent sur le choix du régime et se prononcent à une très large majorité pour une monarchie constitutionnelle. C'est qu'ils ne veulent pas effrayer leurs voisins qui, tous, ont des régimes de ce type et ont gardé de la Révolution française une franche horreur du régime républicain.

    Le 20 décembre 1830, une motion reconnaît la séparation de la Belgique d'avec le royaume des Pays-Bas.

    Le 20 janvier 1831, les conférenciers réunis à Londres entérinent solennellement l'indépendance et la neutralité du nouvel État belge.

    L'article 5 du protocole N11 signé ce jour énonce : « La Belgique, dans ses limites telles qu'elles seront arrêtées et tracées conformément aux bases posées dans les articles 1, 2 et 4 du présent protocole, formera un état perpétuellement neutre. Les cinq puissances lui garantissent cette neutralité perpétuelle, ainsi que l'intégrité et l'inviolabilité de son territoire dans les limites mentionnées ci-dessus ».

    La conférence octroie au nouveau pays les frontières qui étaient celles des Pays-Bas autrichiens en 1790, à la veille de la Révolution française. Le grand-duché du Luxembourg demeure une possession personnelle du roi de Hollande Guillaume Ier.

     

    À Bruxelles, le Congrès national belge se réjouit de l'indépendance mais conteste les frontières. Il lorgne sur le Luxembourg et les bouches de l'Escaut. En attendant que soit dénouée la question, il inaugure le 7 février 1831 la Constitution. Il décide aussi d'asseoir la légitimité du nouvel État en lui donnant un monarque, selon une habitude inaugurée au temps de Napoléon Ier.

    Sollicité par les Belges, le jeune duc de Nemours (16 ans), second fils de Louis-Philippe, roi des Français, refuse la couronne pour ne pas irriter les autres pays, inquiets de tout ce qui pourrait ressembler à une extension d'influence de la France.

    Léopold, prince héréditaire de Saxe-Cobourg-Saafeld, est alors pressenti par les Anglais. Le 4 juin 1831, le prince, qui a refusé quelques semaines plus tôt la couronne de Grèce, est finalement élu roi des Belges par le Congrés national, sous le nom de Léopold Ier.

    Le 21 juillet 1831, il est accueilli triomphalement à Bruxelles et prête serment sur la Constitution (l'anniversaire de cet événement est devenu fête nationale).

    Léopold Ier, mort en 1865, et son fils Léopold II, mort en 1909, vont avec habileté louvoyer entre les grandes puissances pour assurer la viabilité du royaume. Mais eux-mêmes et leurs enfants souffriront dans leur chair des arrangements imposés par la raison d'État (mariages malheureux, débauches...).

    Leur descendance règne encore à Bruxelles en la personne du roi Philippe, dans un style heureusement plus décomplexé, plus souriant, en un mot plus « belge ».

     

    Un siècle monarchiste

    En Belgique comme dans l'ensemble de l'Europe post-révolutionnaire du XIXe siècle, la bourgeoisie dirigeante ne conçoit pas de gouvernement autre que monarchique (la Suisse est l'exception à la règle), avec une Constitution à la clé et un suffrage censitaire qui tient les pauvres à l'écart des urnes (seuls ont le droit de vote les citoyens qui sont assez riches pour payer un certain montant d'impôt, le cens). Elle est hostile au suffrage universel car elle craint que les masses illettrées des campagnes n'accordent leurs suffrages aux notables locaux (curés et aristocrates).

    C'est à cette époque que le terme république, précédemment synonyme d'État, en vient à désigner strictement un État non-monarchique.

    Rien à voir avec le Moyen Âge où les dynasties royales, tantôt héréditaires, tantôt électives, cohabitaient avec des gouvernements oligarchiques en Suisse, en Italie ou encore en Allemagne... En dépit des idées convenues, le Moyen Âge occidental, avec ses villes indépendantes, ses républiques paysannes ou urbaines et ses monarchies électives, était moins monarchique et plus « démocratique » que l'Europe continentale du début du XIXe siècle !

    Les deux premiers rois des Belges illustrent le mal-être de cette aristocratie bourgeoise, autrement plus coincée que l'aristocratie du siècle précédent (le XVIIIe).

     

    Précaire neutralité

    Sans tarder, Léopold de Saxe-Cobourg use de son influence pour obtenir de la conférence une rectification des frontières à l'avantage de la Belgique. C'est ainsi que le Congrès national approuve le 9 juillet 1831 le traité dit des XVIII articles. Il assure à la Belgique l'accès aux bouches de l'Escaut. Les Hollandais protestent et reprennent la guerre.

    Par la Campagne des Dix Jours, en août 1831, ils pénètrent en Belgique et n'ont aucun mal à écraser l'armée belge improvisée de bric et de broc. Le roi, l'un des rares militaires de métier de cette armée, a le plus grand mal à mobiliser ses troupes. Heureusement, l'armée française barre la route de Bruxelles aux Hollandais et ils n'insistent pas.

    Le 14 octobre 1831, le traité des XXIV articles règle la question des frontières en donnant à la Belgique la partie wallonne du Luxembourg et aux Pays-Bas les bouches de l'Escaut et le Limbourg. Le Luxembourg allemand est érigé en un grand-duché dépendant directement de Guillaume Ier. La Belgique accepte le traité mais les Pays-Bas quant à eux le rejettent. Les relations entre les deux pays restent tendues.

    Léopold Ier demeure consterné par sa mésaventure militaire et en conçoit un mépris aigu pour ses nouveaux compatriotes. Il est un moment tenté d'abdiquer mais se ravise. Finement, il demande à Louis-Philippe la main de sa fille Louise-Marie. Elle a 19 ans, il en a 42 mais qu'importe, la raison d'État doit primer. Le mariage, conclu à Compiègne le 9 août 1832, consolide le royaume. Avec un roi allemand et anglophile, marié à une princesse française, il n'a plus à craindre d'être absorbé par ses voisins.

    En décembre 1832, avec l'aide de la France et de l'Angleterre, les Belges récupèrent la forteresse d'Anvers. Les représentants des cinq Puissances ainsi que des Pays-Bas et de la Belgique se retrouvent enfin à Londres le 19 avril 1839 pour la signature d'un traité dit quintuple par lequel les Pays-Bas entérinent le traité des XXIV articles. L'ensemble des signataires réaffirment par ailleurs la neutralité de la Belgique.

    La violation de cette neutralité par les Allemands, le 4 août 1914, motivera l'entrée en guerre de la Grande-Bretagne aux côté de la France et de la Russie.

     

    Bibliographie

    Sur la Belgique ou plutôt ses rois, on peut lire avec plaisir : La spectaculaire histoire des rois belges (Patrick Roegiers, 2007, Tempus, Perrin). L'auteur brosse avec beaucoup d'allant et d'humour le destin contrasté des six premiers souverains. Notons toutefois qu'il se délecte de leurs tracas intimes bien plus qu'il ne met en lumière leur action publique.

     

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    23 février 1766


    La Lorraine devient française

     

    du site:  herodote.net

     


    Le 23 février 1766, le vieux duc Stanislas Leszczynski meurt dans des conditions atroces, suite aux brûlures qui lui sont advenues lors d'une chute près de sa cheminée, dans son château de Lunéville. Il a 87 ans.

    Stanislas Leszczynski fut un éphémère roi de Pologne avant d'avoir la chance de marier sa fille Marie au roi Louis XV et d'obtenir en viager les duchés de Lorraine et de Bar.

    Camille Vignolle

     

    Une terre disputée

    Conformément aux conventions fixées avec les gouvernements de France et d'Autriche, la mort du duc Stanislas entraîne le rattachement définitif des duchés à la France, à la satisfaction du ministre de Louis XV, le duc Étienne de Choiseul.

    La Lorraine, qui tire son nom de Lothaire II, arrière-petit-fils de Charlemagne, a fait partie du Saint empire romain germanique.

     

    Histoire Moderne-2:  23 février 1766 -  La Lorraine devient française

     

    Anciennement duché de Haute-Lorraine (la Lorraine actuelle), il faut la distinguer du duché de Basse-Lorraine, sur l'Escaut, qui appartint à Godefroi de Bouillon, le chef de la première croisade, se désagrégea très tôt.

    La Lorraine proprement dite (Haute-Lorraine) dut défendre son indépendance contre les rois de France puis contre Charles le Téméraire. Le duc de Bourgogne fut tué en tentant de conquérir Nancy.

    En 1552, le roi de France Henri II occupa les Trois-Évêchés (Metz, Toul et Verdun). Ce fut le début de la fin : le duché devint virtuellement français.

    Le duc François de Lorraine ayant épousé la future impératrice Marie-Thérèse d'Autriche, il accepta en 1737 de céder ses duchés de Lorraine et du Barrois à Stanislas, roi déchu de Pologne et beau-père du jeune Louis XV, en échange du grand-duché de Toscane. La transaction mit fin à la Guerre de Succession de la Pologne.

     

    Histoire Moderne-2:  23 février 1766 -  La Lorraine devient française

     

     

    Un duc bâtisseur

    Le nouveau duc de Lorraine et du Barrois abandonnel'administration de ses terres au chancelier désigné par son gendre le roi de France, Antoine-Martin Chaumont de la Galaizière. Celui-ci lui prête serment de fidélité en 1737.

    La Galaizière est créé chancelier par Stanislas (François-André Vincent, 1778, musée lorrain de Nancy)Souverain éclairé et débonnaire, Stanislas Leszczynski se contente d'animer dans son château de Lunéville une cour brillante, accueillante aux artistes et aux gens de lettres.

     

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    Il lance à Nancy, sa capitale, la construction d'un ensemble urbain magnifique qui fait aujourd'hui la fierté de la ville.

    Cet ensemble classique est dû à l'architecte lorrain Emmanuel Héré. Il réunit la vieille ville à la ville neuve de l'époque, via une grande place oblongue, dite place neuve de la Carrière (lieu où se déroulaient autrefois les tournois). Cette place communique avec la place Royale, aujourd'hui place Stanislas.

    Inaugurée le 26 novembre 1755, elle est entourée d'immeubles majestueux et communique avec le reste de la ville par de splendides grilles dorées à l'or fin qui font sa célébrité dans le monde entier.

    Le centre de la place est occupé depuis 1831 par une statue de Stanislas, en remplacement de la statue de Louis XV, enlevée sous la Révolution.

    Regrettons, hélas, que la perspective de cet ensemble architectural ait été enlaidie par les immeubles construits aux abords de la gare à la fin du XXe siècle.

     

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    5 mai 1988 - 4 novembre 2018

     

    Du drame d'Ouvéa au référendum

     

    par André Larané

     

    Le 5 mai 1988, l'armée française donne l'assaut à des preneurs d'otages kanaks (note), sur l'île d'Ouvéa, une dépendance de la Nouvelle-Calédonie. 19 ravisseurs sont tués, soit la moitié du groupe environ. Les otages sortent quant à eux tous vivants de la grotte où ils avaient été confinés. L'armée déplore la mort de deux de ses hommes.

    Trois jours plus tard, le 8 mai, le deuxième tour de l'élection présidentielle donne une large victoire au président sortant François Mitterrand (gauche) sur son Premier ministre Jacques Chirac (droite).

    Le drame d'Ouvéa est l'acmé des revendications indépendantistes en Nouvelle-Calédonie. Il va aboutir cinquante jours plus tard, le 26 juin 1988, aux accords de Matignon (d'après l'hôtel Matignon, résidence du Premier ministre de la France). Ils sont complétés le 20 août 1988 par un texte signé rue Oudinot, au ministère de l'Outre-Mer. Il s'ensuit un compromis inespéré entre les représentants du gouvernement français et les chefs kanaks de ce territoire d'outre-mer.

    Conformément à ces accords et à l'accord de Nouméa, dix ans plus tard, les électeurs calédoniens (pas tous) ont voté le 4 novembre 2018 sur le statut futur du « Caillou »...

    André Larané, avec la contribution des Amis d'Herodote.net de Nouvelle-Calédonie

     

    Histoire Moderne 2:  5 mai 1988 - 4 novembre 2018 - 5 mai 1988 - 4 novembre 2018  Du drame d'Ouvéa au référendum

     

    Enjeux politiciens et revendications indigènes

    Tout commence en 1984 avec la formation d'un mouvement indépendantiste kanak(ou canaque) en Nouvelle-Calédonie, le FLNKS (Front national de libération kanak et socialiste). Ses meneurs, Jean-Marie Tjibaou, Eloi Machoro et Yéwéné Yéwéné, aspirent à une revanche sur les Européens, les « Caldoches », qui leur ont pris leur terre et constituent désormais la majorité de la population de l'archipel.

    Des incidents meurtriers éclatent qui opposent des indépendantistes et des Européens. Le 12 janvier 1985, Eloi Machoro est abattu par un tireur d'élite du GIGN (Groupe d'intervention de la Gendarmerie Mobile) lors de l'occupation d'une propriété européenne.

    En 1986, la France se donne un gouvernement de droite en la personne de Jacques Chirac. Prenant le contrepied des gouvernements antérieurs, il apporte son appui aux Caldoches et à leur leader, Jacques Lafleur, leader des loyalistes et président du principal parti, le RPCR (Rassemblement pour la Calédonie dans la République).

    Bernard Pons, ministre des départements et territoires d'outre-mer, concocte un nouveau statut que dénonce aussitôt le FLNKS. Le ministre organise aussi un référendum d'autodétermination ouvert aux habitants de la Grande Terre et des îles Loyauté (Ouvéa, Lifou et Maré).

    Le 13 septembre 1987, à la question : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à l'indépendance ou demeure au sein de la République française ? », les Calédoniens répondent non à 98,3% (59% de participation), malgré les appels au boycott du FLNKS.

    Des élections régionales sont alors programmées le 24 avril 1988, en même temps que le premier tour de l'élection présidentielle. Voyant que la voie des urnes lui est fermée, le FLNKS décide de recourir à la violence, en s'inspirant du lointain précédent algérien.

     

    Histoire Moderne 2:  5 mai 1988 - 4 novembre 2018 - 5 mai 1988 - 4 novembre 2018  Du drame d'Ouvéa au référendum

     

    Le 22 avril 1988, soit  deux jours avant les élections, une poignée de militants kanaks investissent la gendarmerie de Fayaoué, sur l'île d'Ouvéa. Dans la panique, quatre gendarmes sont tués par balles (et non à coups de machette comme l'assurera Jacques Chirac). Deux d'entre eux, désarmés,sont abattus dans le dos. Un troisième, blessé, est achevé. Les Kanaks emmenèrent en otage les autres gendarmes, 27 au total. Ils se séparent en deux groupes. 

    À Paris, sitôt l'alerte donnée, le gouvernement envoie pas moins de 700 militaires lourdement équipés sur la petite île d'Ouvéa. Le premier groupe se rend sans un coup de feu. Le second, isolé dans une grotte près du village de Gossanah, hésite sur la conduite à prendre.

    Un jeune magistrat tente alors une négociation auprès des rebelles avec le capitaine Philippe Legorjus, du GIGN. Capturé, ce dernier doit livrer en otage six de ses hommes. Le capitaine et le magistrat effectuent plusieurs allers-retours entre Nouméa et la grotte pour tenter d'obtenir des chefs du FLNKS qu'ils fassent pression sur les preneurs d'otages et leur chef Alphonse Dianou.

    Pendant ce temps, à Gossanah, le général Jacques Vidal prépare un assaut de la grotte sous la supervision du ministre Bernard Pons en personne. Ils ordonnent la fin des négociations et planifient l'assaut. L'« opération Victor », initialement prévue le 4 mai, est repoussée au lendemain... pour laisser au Premier ministre le temps d'accueillir à Paris deux otages français fraîchement sortis des geôles du Liban, Jean-Paul Kauffman, Marcel Carton et Marcel Fontaine.

    Le matin du 5 mai, deux assauts successifs, avec 75 hommes d'élite du GIGN et du 11e Choc, ont raison des preneurs d'otages. 19 d'entre eux sont tués, soit la moitié du groupe environ. Les otages sortent quant à eux tous vivants de la grotte. L'armée déplore la mort de deux de ses hommes. Trois jours plus tard, le deuxième tour de l'élection présidentielle donne une large victoire à François Mitterrand. Pour Jacques Chirac, la fermeté n'aura pas payé.

    Sitôt en fonction, le gouvernement socialiste de Michel Rocard entame des négociations avec le FLNKS. Chacun des protagonistes ayant le souci de calmer le jeu, elles aboutissent le 26 juin 1988 à l'accord de Matignon et se concluent par une poignée de main entre les protagonistes, Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur, sous les yeux de Michel Rocard et de son chargé de mission Christian Blanc (le succès monta à la tête de ce dernier, qui enchaîna dès lors avec bien moins d'éclat les postes à responsabilité). 

    Les accords de Matignon-Oudinot sont entérinés par un référendum de pure forme le 6 novembre 1988. La Nouvelle-Calédonie est alors découpée en trois régions dont deux reviennent aux indépendantistes : les Îles de la Loyauté à l'Union calédonienne et le Nord au Palika.

     

    Les responsabilités dans le drame d'Ouvéa

    L'opinion publique a été fortement troublée par le drame d'Ouvéa mais l'éloignement, le manque de curiosité des médias et les remous de l'élection présidentielle ne lui ont pas permis d'obtenir de réponse à ses questions. Le drame est instructif en ce qu'il révèle un très large fractionnement des responsabilités :

    • Le Premier ministre et son ministre de l'outre-mer ont eu la responsabilité la plus lourde, d'abord en attisant les conflits entre Kanaks et Caldoches au lieu de les apaiser, ensuite en engageant l'armée et des moyens démesurés pour libérer les otages, enfin en privilégiant très vite la manière forte, dans le but d'impressionner leur électorat,
      • Le président de la République a eu aussi sa part de responsabilité en n'acceptant pas de médiation en temps utile et en signant l'ordre de donner l'assaut pour ne pas apparaître en retrait par rapport à son Premier ministre.
      • Les dirigeants du FLNKS ont refusé d'intervenir auprès des preneurs d'otages pour éviter d'apparaître comme les complices d'une faction terroriste (cela vaudra à Jean-Marie Tjibaou et Yéwéné Yéwéné d'être plus tard assassinés par un dissident de leur parti).
      • Des militaires ont failli à leur devoir en brutalisant des villageois.

    Le drame d'Ouvéa a fourni au cinéaste Mathieu Kassovitz, en 2011, la matière d'un film engagé, L'Ordre et la morale.

     

    Histoire Moderne 2:  5 mai 1988 - 4 novembre 2018 - 5 mai 1988 - 4 novembre 2018  Du drame d'Ouvéa au référendum

     

    Un laboratoire post-colonial

    Les accords de Matignon-Oudinot ont entraîné une rénovation complète des institutions de l'île, avec pour conséquence de transformer le territoire en un laboratoire institutionnel. Les gouvernants français se sont défaits de leurs tropisme centralisateur et ont accordé des pouvoirs très étendus aux instances politiques territoriales ; ils ont reconnu les institutions coutumières kanakes en matière de justice ; ils ont entamé une politique volontariste de redistribution des terres en rachetant des terres à des propriétaires privés et en les confiant à des clans kanaks de manière « inaliénables, insaisissables, incommutables et incessibles ». Ils ont même autorisé des statistiques ethniques, interdites partout ailleurs dans la République française, pour mieux cerner les inégalités liées à l'origine ethnique.

    Dans les années 1990, les leaders kanaks ont pu participer activement à l'exploitation du nickel à travers la Société Minière du Sud-Pacifique (SMSP), concurrente de la SLN. Dirigée par André Dang, Calédonien indépendantiste d'origine vietnamienne, la société est devenue le premier exportateur mondial de nickel et s'est dotée d'une usine de transformation à Koniambo, dans la province Nord. La chute brutale des cours du nickel dans les années 2010 l'a toutefois plongée dans de grandes difficultés.

    Du fait de ces déboires, les leaders indépendantistes ont pu mesurer les difficultés qui les attendraient dans l'hypothèse d'une rupture avec la République française du fait de ces déboires... et aussi de la situation instable de leur voisin, le Vanuatu, ex-condominium franco-britannique des Nouvelles-Hébrides, devenu indépendant en 1980.

    Pour beaucoup de Kanaks et d'autres Calédoniens, y compris de Caldochesdescendants des premiers bagnards et colons, l'indépendance demeure toutefois leur horizon.

    Le 5 mai 1998, soit dix ans après les accords de Matignon-Oudinot, les différentes parties en présence ont d'ailleurs conclu à Nouméa un nouvel accord en vue d'un nouveau référendum d'autodétermination. Il s'agit plus exactement d'une « consultation » au sens juridique, le gouvernement français se réservant le droit d'en tirer les conséquences par décret. La consultation aura lieu le dimanche 4 novembre 2018 sur la question : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante? ».

    Pour contourner la crainte des indépendantistes que l'immigration ne modifie les rapports de force en leur défaveur, il a été convenu de restreindre le droit de vote à ce référendum aux électeurs déjà inscrits en 1994 ainsi qu'à leurs descendants. C'est ainsi que près de 174 000 électeurs ont pu s'inscrire pour ledit référendum cependant que 25 000 à 40 000 citoyens, pour certains installés en Nouvelle-Calédonie depuis de longues années, en ont été empêchés. 

    Les indépendantistes, qui prônent la formation d'une république de Kanaky-Nouvelle-Calédonie, sont rassemblés au sein du FLNKS et de ses antennes, la vieille Union calédonienne et le Palika (Parti de libération kanak). Ils se disent ouverts à toutes les « victimes de l’histoire coloniale ».

    Le camp d'en face est quant à lui représenté principalement par trois partis. Le plus important est Calédonie ensemble, partisan d'une autonomie aussi large que possible au sein de la République française. Le Rassemblement Les Républicains et les Républicains calédoniens sont également favorables à une autonomie étendue et même à la création d'une citoyenneté calédonienne complémentaire de la citoyenneté française.

    Le Non à l'indépendance l'a finalement emporté à près de 60% des votants... Le suspense n'est pas terminé pour autant. La loi précise en effet qu’un tiers des 54 élus du Congrès calédonien pourront décider d'organiser une deuxième consultation en 2020, voire une troisième en 2022. Mais leur décision ne pourra intervenir qu'après le renouvellement du Congrès en mai 2019. Les élus indépendantistes ont déjà signifié qu'ils y étaient favorables tandis que les loyalistes s'y opposent.

    Publié ou mis à jour le : 2019-04-29 12:02:09

     

     

    Histoire Moderne 2:  5 mai 1988 - 4 novembre 2018 - 5 mai 1988 - 4 novembre 2018  Du drame d'Ouvéa au référendum

     

     

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    22 avril 1988

     

    Attaque d'une gendarmerie à Ouvéa ;

    Paris sous tension

     

    Histoire Moderne 2:  22 avril 1988 - 22 avril 1988  Attaque d'une gendarmerie à Ouvéa ; Paris sous tension

    par Jean-Pierre Bédéï

      

    En 1988, après deux ans de cohabitation à la tête de l’exécutif français, les élections opposent le président, François Mitterrand, et son Premier ministre, Jacques Chirac.

    Le 22 avril, deux jours avant le 1er tour, en Nouvelle-Calédonie, sur l’île d’Ouvéa, des indépendantistes kanaks attaquent une gendarmerie, tuent quatre gendarmes et font 27 prisonniers qui partent soit au sud soit au nord, vers le « trou sacré » de Gossanah…

    Il va s’ensuivre une tragédie, racontée par Jean-Pierre Bédéï (L’Info-pouvoir, Acte Sud, 2008) et reprise par le cinéaste Mathieu Kassovitz (L'Ordre et la Morale, 2011). Elle mêle le futur statut de la Nouvelle-Calédonie et l’entre-deux tours des présidentielles.

     

    Histoire Moderne 2:  22 avril 1988 - 22 avril 1988  Attaque d'une gendarmerie à Ouvéa ; Paris sous tension

      

    Montée des tensions en Nouvelle-Calédonie

    Depuis 1981 et l’assassinat de l’indépendantiste Pierre Declercq, les rapports entre Caldoches (habitants originaires d’Europe, principalement de France) et Kanaks (autochtones mélanésiens) se dégradent. Les troubles au sujet du statut de l’île et du rééquilibrage du pouvoir au sein des institutions locales sont récurrents.

    Les Kanaks (ou Canaques) ne représentent qu'un tiers des habitants de l'archipel mais sont majoritaires au Nord et dans les îles Loyauté.

     

    Histoire Moderne 2:  22 avril 1988 - 22 avril 1988  Attaque d'une gendarmerie à Ouvéa ; Paris sous tension

    Jean-Marie Tjibaou

     

    En 1985, le FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste) de Jean-Marie Tjibaou accepte le « plan Fabius »donnant plus de pouvoir aux Kanaks.

    Mais en 1986, la droite revient au pouvoir avec Chirac et l’annule : le pouvoir revient au haut-commissaire, représentant de l’État. Le FLNKS rejette alors ce « statut Pons » (du nom du ministre des Dom-Tom) et l’autorité de l’État.

    Les tensions montent : les indépendantistes annoncent qu’ils ne se présenteront pas aux élections régionales du 24 avril 1988 et qu’ils boycotteront le scrutin national. Ils espèrent la réélection de Mitterrand qui leur est plus favorable.

     

    Passage à l’acte

    En mars 1988, Bernard Pons apprend que les Mélanésiens préparent des opérations violentes. Il envoie 840 CRS et gendarmes en Nouvelle-Calédonie, portant à 3 000 hommes les effectifs pour le maintien de l’ordre.

    La tragédie éclate le 22 avril 1988 à la gendarmerie de Fayaoué, sur l’île d’Ouvéa.

    Chirac ordonne à Pons de se rendre sur place. La Nouvelle-Calédonie devient un enjeu de la bataille présidentielle.

    Les ravisseurs posent trois conditions à la libération des détenus : le retrait des forces de l’ordre, l’annulation des élections régionales et la nomination d’un médiateur pour « discuter d’un véritable référendum d’autodétermination ».

    Au premier tour, Chirac arrive deuxième (19,94%) loin derrière Mitterrand (34%). Il confie à l’armée, et non plus à la gendarmerie, la mission de rechercher les otages. Comme si la France était en guerre contre un pays étranger.

    Le 25 avril, les otages du sud sont libérés. Mais ceux du nord restent introuvables. La population de Gossanah, soupçonnée d’être en contact avec les ravisseurs, est interrogée non sans brutalité : coups, matraquages, simulacres d’amputation et d’exécution...

     

    L'échec des négociations

     

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    Philippe Legorgus

     

    À l’Élysée, on s’irrite de la rétention d’information de Matignon. À Ouvéa, les preneurs d’otages sont enfin localisés dans une grotte.

    La nuit du 26 au 27 avril, les hommes du GIGN investissent la zone. Leur chef, Philippe Legorgus, propose d’engager des négociations mais cela échoue faute d’interlocuteurs chez les indépendantistes.

    Le 1er mai, Mitterrand suggère à Chirac une mission de conciliation avec deux personnalités choisies par chacun d’eux. Mais il refuse.

     

    Histoire Moderne 2:  22 avril 1988 - 22 avril 1988  Attaque d'une gendarmerie à Ouvéa ; Paris sous tension

     

    Le même jour, à Nouméa, on prépare l’attaque « Opération Victor ». Chirac l’approuve mais Mitterrand calme le jeu : « Je donne l’ordre de ne pas exécuter les Kanaks. »

    Finalement, le général Jacques Vidal décide de façon inattendue de la reporter, le temps de mettre en place le dispositif militaire !

    Le 4 mai suivant, surprise : Chirac annonce triomphalement la libération de trois otages français qui étaient détenus au Liban.

    À l’Élysée, on le soupçonne d’avoir pour cette raison reporté l’opération d’Ouvéa et, de la sorte, mis en danger les détenus de la grotte...

     

    Assaut final

    Le 5 mai enfin, l’assaut est donné. Il se solde par la libération des otages, la mort de deux membres des forces d’intervention et de 19 Kanaks. La presse maintenue à l’écart, des Kanaks sont délibérément exécutés, notamment leurs deux chefs. D’après le général Vidal, « ils sortaient avec des armes. (...) Il n’y avait pas d’alternative. »

    Mais un Kanak, Alphonse Dianou, serait mort des violences subies après sa reddition. Enfin, les constatations médico-légales laissent supposer que des blessés ont été achevés par un coup de grâce d’une balle dans la tête (douze sur dix-neuf morts).

     

    Amnistie générale

     

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    Malgré des « actes individuels inexcusables », le rapport de l’armée refuse de « porter un coup à l’institution militaire et à ses chefs ».

    Jean-Pierre Chevènement, ministre de la Défense de Mitterrand réélu, dénonce des « actes contraires à l’honneur militaire ». Mais il se contente de ce rapport, ne voulant pas se mettre l’armée à dos.

    L’année suivante, les accords dits « de Matignon » ramèneront la paix sur l’île et la loi d’amnistie clôturera un chapitre douloureux de l’histoire néo-calédonienne.

    Publié ou mis à jour le : 2019-04-30 08:23:31

    du site Herodote 

     

    Histoire Moderne 2:  22 avril 1988 - 22 avril 1988  Attaque d'une gendarmerie à Ouvéa ; Paris sous tension

     

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