• Légende de la Corriveau

     

    Légende de la Corriveau

     

    Philippe Aubert de Gaspé père, Les Anciens Canadiens)

     

    Légende de la Corriveau

     

    Trois ans après la conquête du pays, c’est-à-dire en 1763, un meurtre atroce eut lieu dans la paroisse de Saint-Valier, district de Québec; et quoiqu’il se soit bientôt écoulé un siècle depuis ce tragique événement, le souvenir s’en est néanmoins conservé jusqu’à nos jours, entouré d’une foule de contes fantastiques qui lui donnent tout le caractère d’une légende.

     

    En novembre 1749, une femme du nom de Corriveau se maria à un cultivateur de Saint-Valier.

     

    Après onze ans de mariage, cet homme mourut dans cette paroisse le 27 avril 1760. Une vague rumeur se répandit alors que la Corriveau s’était défaite de son mari, en lui versant, tandis qu’il était endormi, du plomb fondu dans l’oreille.

     

    On ne voit pas toutefois que la justice de l’époque ait fait aucune démarche pour établir la vérité ou la fausseté de cette accusation; et trois mois après le décès de son premier mari, la Corriveau se remariait en secondes noces, le 20 juillet 1760, à Louis Dodier, aussi cultivateur de Saint-Valier.

     

    Après avoir vécu ensemble pendant trois ans, la tradition s’accorde à dire que, sur la fin du mois de janvier 1763, la Corriveau, profitant du moment où son mari était plongé dans un profond sommeil, lui brisa le crâne, en le frappant à plusieurs reprises avec un broc (espèce de pioche à trois fourchons). Pour cacher son crime, elle traîna le cadavre dans l’écurie, et le plaça en arrière d’un cheval, afin de faire croire que les blessures infligées par le broc provenaient des ruades de l’animal. La Corriveau fut en conséquence accusée du meurtre conjointement avec son père.

     

    Le pays étant encore à cette époque sous le régime militaire, ce fut devant une cour martiale que le procès eut lieu.

     

    La malheureuse Corriveau exerçait une telle influence sur son père (Joseph Corriveau), que le vieillard se laissa conduire jusqu’à s’avouer coupable de ce meurtre: sur cet aveu, il fut condamné à être pendu, ainsi que le constate la pièce suivante extraite d’un document militaire, propriété de la famille Nearn, de la Malbaie.

     

    La Cour martiale, dont le lieutenant-colonel Morris était président, ayant entendu le procès de Joseph Corriveau et de Marie-Josephte Corriveau, Canadiens, accusés du meurtre de Louis Dodier, et le procès d’Isabelle Sylvain, Canadienne, accusée de parjure dans la même affaire: le gouverneur ratifie et confirme les sentences suivantes: Joseph Corriveau, ayant été trouvé coupable du crime imputé à sa charge, est en conséquence condamné à être pendu. La Cour est aussi d’opinion que Marie-Josephte Corriveau, sa fille, veuve de feu Dodier, est coupable d’avoir connu avant le fait le même meurtre, et la condamne, en conséquence, à recevoir soixante coups de fouet à neuf branches sur le dos nu, à trois différents endroits, savoir: sous la potence, sur la place du marché de Québec et dans la paroisse de Saint-Valier, vingt coups à chaque endroit, et à être marquée d’un fer rouge à la main gauche avec la lettre M.La Cour condamne aussi Isabelle Sylvain à recevoir soixante coups de fouet à neuf branches sur le dos nu, de la même manière, temps et places que la dite Josephte Corriveau, et à être marquée d’un fer rouge à la main gauche avec la lettre P. » Heureusement ces sentences ne furent point exécutées, et voici comment le véritable état de la cause fut connu.

     

    Le malheureux Corriveau, décidé à mourir pour sa fille, fit venir le Père Glapion, alors supérieur des Jésuites à Québec, pour se préparer à la mort.

     

    À la suite de sa confession, le condamné demanda à communiquer avec les autorités. Il dit alors qu’il ne lui était pas permis consciencieusement d’accepter la mort dans de pareilles circonstances, parce qu’il n’était pas coupable du meurtre qu’on lui imputait. Il donna ensuite aux autorités les moyens d’arriver à la vérité et d’exonérer Isabelle Sylvain du crime supposé de parjure, dont elle était innocente.

     

    À la suite des procédés ordinaires, l’ordre suivant fut émané:

     

    « Quebec, 15th April, 1763 GENERAL ORDER.

     

    The Court Martial, whereof lieutenant colonel Morris was president dissolved.

     

    The General Court Martial having tried Marie Josephte Corriveau, for the murder of her husband Dodier, the Court finding her guilty. The Governor (Murray) doth ratify and confirm the following sentence: – That Marie Josephte Corriveau do suffer death for the same, and her body to be hung in chains wherever the Governor shall think fit.

     

    (Signé) THOMAS MILLS, T. Major » (Traduction) « Québec, 15 avril 1763 ORDRE GÉNÉRAL.

     

    La Cour Martiale, dont le lieutenant-colonel Morris était président, est dissoute.

     

    La Cour Martiale Générale ayant fait le procès de Marie- Josephte Corriveau, accusée du meurtre de son mari Dodier, l’a trouvée coupable. Le Gouverneur (Murray) ratifie et confirme la sentence suivante: – Marie-Josephte Corriveau sera mise à mort pour ce crime, et son corps sera suspendu dans les chaînes, à l’endroit que le gouverneur croira devoir désigner. » (Signé) THOMAS MILLS, Major de ville ».

     

    Conformément à cette sentence, Marie-Josephte Corriveau fut pendue, près des plaines d’Abraham, à l’endroit appelé les buttes à Nepveu, lieu ordinaire des exécutions, autrefois.

     

    Son cadavre fut mis dans une cage de fer, et cette cage fut accrochée à un poteau, à la fourche des quatre chemins qui se croisent dans la Pointe-Lévis, près de l’endroit où est aujourd’hui le monument de tempérance – à environ douze arpents à l’ouest de l’église, et à un arpent du chemin.

     

    Les habitants de la Pointe-Lévis, peu réjouis de ce spectacle, demandèrent aux autorités de faire enlever cette cage, dont la vue, le bruit et les apparitions nocturnes tourmentaient les femmes et les enfants. Comme on n’en fit rien, quelques hardis jeunes gens allèrent décrocher, pendant la nuit, la Corriveau avec sa cage, et allèrent la déposer dans la terre à un bout du cimetière, en dehors de l’enclos.

     

    Cette disparition mystérieuse, et les récits de ceux qui avaient entendu, la nuit, grincer les crochets de fer de la cage et cliqueter les ossements, ont fait passer la Corriveau dans le domaine de la légende.

     

    Après l’incendie de l’église de la Pointe-Lévis, en 1830, on agrandit le cimetière; ce fut ainsi que la cage s’y trouva renfermée, et qu’elle y fut retrouvée en 1850, par le fossoyeur. La cage, qui ne contenait plus que l’os d’une jambe, était construite de gros fer feuillard. Elle imitait la forme humaine, ayant des bras et des jambes, et une boîte ronde pour la tête. Elle était bien conservée et fut déposée dans les caveaux de la sacristie. Cette cage fut enlevée secrètement, quelque temps après, et exposée comme curiosité à Québec, puis vendue au musée Barnum, à New-York, où on doit encore la voir.

     

    Les légendes : elles disent vrai tant qu'elles peuvent, comme elles peuvent. Elles n'osent pas toujours que tous les comprennent ; et d'abord, elles ne racontent que ce qu'on peut souffrir. (Denys Gagnon, écrivain québécois, Les Noces de la bête).

     

    Illustration : Pretty in Blue © tous droits réservés neurosciencetv.blogspot.com

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